QUI L’A VUE MOURIR? (Chi l’ha vista morire?) réalisé par Aldo Lado, disponible en Blu-ray chez Frenezy depuis le 6 décembre 2023.
Acteurs : George Lazenby, Anita Strindberg, Adolfo Celi, Nicoletta Elmi, Dominique Boschero, Peter Chatel, Piero Vida, José Quaglio, Alessandro Haber…
Scénario : Francesco Barilli, Massimo D’Avak, Aldo Lado & Rüdiger von Spies
Photographie : Franco Di Giacomo
Musique : Ennio Morricone
Durée : 1h34
Date de sortie initiale : 1972
LE FILM
En 1968, en France, une jeune fille est assassinée à coups de pierre par une personne mystérieuse, voilée et vêtue de noir. Quatre ans plus tard, à Venise, le sculpteur Franco Serpieri vit paisiblement avec sa maîtresse. Séparé de son épouse qui s’est installée à Londres, il reçoit fréquemment la visite de sa fille Roberta. Mais un soir, celle-ci ne rentre pas chez son père. Le lendemain, on retrouve son corps noyé dans un des canaux de la ville. La police se charge de l’enquête mais sans résultats. Franco, qui se sent responsable du drame, décide de se lancer seul à la poursuite du coupable…
Remarqué avec Je suis vivant !, son « film politique déguisé en giallo » comme il le qualifiait lui-même, Aldo Lado (1934-2023) pense déjà à son prochain opus comme metteur en scène, La Drôle d’affaire – La Cosa buffa, quand il reçoit la proposition du producteur allemand Dieter Geissler (Kill, Out of Order, Société anonyme anti-crime) de réaliser Qui l’a vue mourir ? – Chi l’ha vista morire?, d’après un scénario de Francesco Barilli (Le Parfum de la dame en noir, Prima della rivoluzione) et Massimo D’Avak (Exécutions, Si douces, si perverses), autre film de genre dans lequel il s’était précédemment illustré. Il laisse alors son ami Bernardo Bertolucci, avec lequel il préparait Le Dernier tango à Paris, décide de remanier le script en y ajoutant toutes ses connaissances sur Venise, lieu où se déroule l’action, ville qu’il connaît sur le bout des doigts pour y avoir grandi. Est-ce en raison de cette authenticité que Qui l’a vue mourir ? est aujourd’hui devenu l’un des gialli préférés des spectateurs, ou tout du moins qui revient souvent dans les tops des fans du thriller italien ? Pas seulement. Aldo Lado et ses scénaristes privilégient l’émotion, souvent oubliée au profit des effets sanglants, en combinant à la fois l’histoire d’un deuil impossible, le désir de vengeance et l’hypocrisie de la bourgeoisie. Un cocktail virtuose, amer en bouche certes, mais avec lequel Aldo Lado prouvait pour la seconde fois qu’il était à la fois un fabuleux conteur, doublé d’un brillant formaliste.
A Megève, la petite Nicole, une fillette aux cheveux roux confiée à une gouvernante, est assassinée. Ginevra Storelli, la gouvernante, s’en va à Venise et l’affaire est classée. Quatre ans plus tard, en 1972, c’est Roberta Serpieri, une autre petite fille aux cheveux roux, qui est assassinée par le même tueur en série, alors qu’elle était récemment arrivée à Venise et qu’elle venait d’Amsterdam où elle vivait avec sa mère Elizabeth. Son père, le sculpteur Franco Serpieri, se met tout seul à rechercher le responsable de la mort de Roberta, n’ayant que peu de confiance dans le commissaire De Donato. Des similitudes avec la mort d’une autre petite fille aux cheveux roux, Marinella Marchesin, tuée l’année précédente, poussent Franco vers des personnes qu’il connaît : le marchand d’art Serafian, Ginevra Storelli, maintenant associée à Serafian, Filippo Venier, l’amant de Ginevra et Nicola Bonaiuti, un avocat que Franco soupçonne d’avoir participé à des parties équivoques avec des mineurs en compagnie d’autres notables de Venise.
« Venise est grande, mais personne n’y a jamais disparu. »
Quel choix étonnant de confier le rôle principal à George Lazenby, 32 ans, qui en paraît dix voire quinze de plus. Son charisme déjà limité est ici encore plus éteint en raison de ses cheveux longs et gras, de sa moustache mal taillée…mais finalement, ce look, ce corps long (1m87) et émacié se fond dans le brouillard omniprésent qui nappe Venise, comme s’il s’agissait d’un spectre hantant la lagune, la ville s’apparentant alors à un purgatoire peuplé de fantômes et autres âmes damnées errantes le long du Grand Canal qui s’apparenterait au Styx. Après le drame qui va frapper son existence, le personnage de Franco Serpieri va pour ainsi dire se liquéfier. Son âme détruite, le sculpteur, visage fermé, yeux mi-clos, devient uniquement animé par la rage qui le maintient encore en vie, ultime énergie qui l’irrigue pour qu’il puisse physiquement aller jusqu’au bout de son enquête personnelle. Tout juste sorti d’Au service secret de Sa Majesté – On Her Majesty’s Secret Service de Peter Hunt, son unique incarnation de l’agent 007, qu’il a d’ailleurs voulu mettre rapidement de côté en adoptant un look hippie (et ce au grand désespoir des producteurs Albert R. Broccoli et Harry Saltzman) y compris durant la promotion du James Bond, George Lazenby tente malgré tout de profiter de ce nouveau statut.
Ancien vendeur de voitures et docker, mannequin pour des publicités, l’australien, débarqué par hasard dans le milieu du cinéma va se retrouver en Italie pour Qui l’a vue mourir ?, qui reste sans doute son deuxième et dernier long-métrage célèbre. Non, nous n’évoquerons pas Le Secret d’Emmanuelle, Éternelle Emmanuelle, La Revanche d’Emmanuelle, Emmanuelle à Venise, L’Amour d’Emmanuelle, Le Parfum d’Emmanuelle et Magique Emmanuelle, ces téléfilms improbables qui étaient diffusés en France le dimanche soir sur M6 après Culture Pub et Sexy Zap. Dans Qui l’a vue mourir ?, George Lazenby promène donc sa grande carcasse squelettique et fatiguée, qui mine de rien apporte un background à son personnage, par ailleurs peu attachant.
Le comédien est solidement épaulé, par le grand et prolifique Adolfo Celi (qui avait affronté James Bond sept ans auparavant dans Opération Tonnerre), qui tourne ce film entre Un condé de Yves Boisset et L’Œil du labyrinthe – L’occhio nel labirinto de Mario Caiano, toujours impeccable et magnétique, ainsi que par l’hypnotique Anita Strindberg encore à ses fulgurants débuts (Le Venin de la peur, Tropique du Cancer, La Queue du scorpion, Ton vice est une chambre close dont moi seul ai la clé), même si dans un rôle quelque peu limité. Belle et marquante présence également que celle de la petite Nicoletta Elmi, connue des adeptes du cinéma transalpin pour avoir joué chez Mario Bava (Baron Vampire, La Baie sanglante), Luigi Bazzoni (Le Orme), Lamberto Bava (Démons) et Dario Argento (Les Frissons de l’angoisse). Mais malgré tout ce petit monde, la vraie star de Qui l’a vue mourir ? demeure Aldo Lado lui-même. Du point de vue plastique, ce giallo est peut-être l’un des plus beaux et élégants du genre, de la mise en scène à la magnifique photographie de Franco Di Giacomo (4 mouches de velours gris, Amityville II – Le Possédé, Le Canard à l’orange, La Proie de l’autostop), à égalité avec Terreur sur la lagune – Solamente Nero d’Antonio Bido, autre thriller se passant dans la Cité des Doges. Enfin, n’oublions pas la partition entêtante du maestro Ennio Morricone, qui collaborera près d’une dizaine de fois avec le réalisateur et qui participe chaque fois au caractère mémorable de ses œuvres.
Qui l’a vue mourir ? ne connaîtra qu’un succès limité en Italie et ne sera pas exploité dans les salles françaises. Depuis, le temps a fait son office, les aficionados du giallo dans l’Hexagone n’ont eu de cesse de louer ses grandes qualités, le bouche-à-oreille a contribué à en faire un film culte, combien même Aldo Lado a toujours été mitigé quant à sa réussite. En l’état, Chi l’ha vista morire ?, qui rend un bel hommage à Psychose dans son dénouement, tout en annonçant également Ne vous retournez pas – Don’t Look Now de Nicolas Roeg (impossible de ne pas y penser), reste l’un des plus beaux et bouleversants fleurons du genre.
LE BLU-RAY
Qui l’a vue mourir ? est de retour dans les bacs ! On se souvient de cette superbe édition DVD sortie en novembre 2015 chez The Ecstasy of Films, aujourd’hui épuisée et qui se revend souvent à prix d’or sur le net. Place à l’édition HD du film d’Aldo Lado et l’on doit cette merveilleuse sortie à l’éditeur Frenezy, éditeur que l’on accompagne depuis ses débuts et ses précédentes galettes, Dans les replis de la chair, Femina ridens, Texas adios et La Victime désignée. Si l’on peut regretter le visuel de l’ancien DVD (de son surétui surtout), celui de la jaquette Frenezy, glissée dans un boîtier classique transparent, est aussi efficace dans son genre. Celui-ci est d’ailleurs repris pour le fourreau cartonné qui love l’ensemble. Le menu principal est animé et musical.
Tout d’abord, Frenezy reprend l’intégralité des suppléments présents sur l’édition The Ecstasy of Films réalisés en 2015.
On commence par l’intervention d’Aldo Lado (35’), qui n’était jamais le dernier à revenir longuement sur ses films, qui connaissaient alors un regain d’intérêt, comme l’ont prouvé les éditions Blu-ray de Je suis vivant ! et La Bête tue de sang-froid chez Le Chat qui fume. Le réalisateur abordait ici la genèse de Qui l’a vue mourir ?, replaçait ce long-métrage dans sa carrière, tandis qu’il préparait Le Dernier tango à Paris avec Bernardo Bertolucci, dont le tournage allait être retardé en raison de l’engagement de Marlon Brando sur Le Parrain, ce qui laissait le temps à Aldo Lado de penser à sa propre carrière de metteur en scène. Celui-ci passait ensuite en revue l’écriture du scénario (auquel il allait apporter sa griffe avec sa grande connaissance de Venise), la caractérisation des personnages, le casting, les thèmes, la musique d’Ennio Morricone, avant de donner son avis sur son film. « J’en avais rien à faire à l’époque, je voyais ça comme un simple entraînement pour La Drôle d’affaire – La Cosa buffa, qui devait à l’origine être mon second long-métrage ». Ce module se clôt sur Aldo Lado qui fait un parallèle entre Qui l’a vue mourir ? et ce qui sera alors son dernier film, Il Notturno di Chopin (2012), aux thèmes semblables.
Place à Nicoletta Elmi (25’), qui a abandonné le cinéma depuis la fin des années 1980 et était visiblement ravie de revenir sur sa carrière à travers cette interview de 2015. « Heureuse et flattée » dit-elle d’ailleurs en parlant de cette invitation qui lui était faite. L’occasion pour elle d’aborder ses diverses collaborations, sur les débuts de sa carrière (elle allait être repérée dans une revue de mode pour enfants), tout en partageant quelques anecdotes de tournage, même si de son propre aveu, elle avouait n’avoir que des bribes de souvenirs sur Qui l’a vue mourir ?.
Ne manquez pas l’entretien (14’, également de 2015) du coscénariste Francesco Barilli. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce dernier n’a pas langue dans sa poche et règle certains comptes. Mais tout d’abord, l’auteur revient sur ses débuts au cinéma, sur sa collaboration avec son confrère Massimo D’Avak et le sujet de Qui l’a vue mourir ?. C’est l’occasion pour lui d’indiquer qu’il devait le mettre en scène, avant l’arrivée d’Aldo Lado, qui avait déjà signé Je suis vivant !, ce qui devait rassurer les producteurs, et qui allait « apporter des changements vulgaires au scénario ». Francesco Barilli en profite aussi pour critiquer Le Continent des hommes-poissons de Sergio Martino (« le script était superbe, solide, mais le film est devenu ridicule, c’était de la merde, mais de la merde de luxe »), tandis qu’Umberto Lenzi en prend aussi rapidement pour son grade.
La bande-annonce originale (restaurée cette fois) est aussi disponible.
Frenezy ajoute à tout cela un nouveau module, la contribution de l’indispensable Olivier Père, directeur d’Arte France Cinéma et directeur des acquisitions pour Arte France. Durant une petite demi-heure, le journaliste et critique apporte sa pierre à l’édifice et donne de multiples informations sur Qui l’a vue mourir ?, sur la carrière d’Aldo Lado, tout en abordant à la fois le fond et la forme du film qui nous intéresse aujourd’hui. Divisée en cinq chapitres, cette intervention riche et passionnante donne un nouveau regard sur ce jalon du giallo, réhabilite le cinéma d’Aldo Lado (« en aucun cas un faiseur et qui avait des velléités artistiques »), réalisateur « intéressé par les zones très sombres de la psyché humaine et de la sexualité ». Olivier Père signe ici l’une des présentations définitives sur Qui l’a vue mourir ?, « un des meilleurs films d’Aldo Lado, pour lequel ce dernier n’avait d’ailleurs pas le plus grand attachement et qui avait à coeur de faire des films plus personnels ». Enfin, on s’amusera de sa définition de George Lazenby « un non-acteur catastrophique, le seul bémol du film, qui a quelque chose de désagréable physiquement, qui ne dégage rien de bien ». Et paf.
L’Image et le son
Qui l’a vue mourir ? débarque dans une version restaurée en Haute-Définition. Un master qui comblera sans doute l’attente de ses très nombreux aficionados. Une copie qui restitue merveilleusement l’atmosphère glacée, austère et livide de Venise, en dépit d’un piqué un peu doux. La photo éthérée signée Franco Di Giacomo fait la part belle aux couleurs froides. Les contrastes sont à l’avenant, la compression solide (le brouillard vénitien aurait pu donner du fil à retordre, mais n’en est rien), le grain cinéma original respecté, toutes les scories ont été éliminées. Les séquences sombres sont aussi bien définies, avec des noirs denses et des clairs-obscurs tranchés. C’est superbe.
Seule la version italienne est disponible, le film n’étant pas sorti en France et ne disposant donc pas de doublage dans notre langue. Les dialogues sont clairs et nets, jamais étouffés (ou presque, à de rares exceptions près) ou accompagnés d’un souffle. C’est nickel et certaines scènes sont même étonnamment vives, tout comme la partition d’Ennio Morricone.
Une réflexion sur « Test Blu-ray / Qui l’a vue mourir?, réalisé par Aldo Lado »