MARCHÉ DE BRUTES (Raw Deal) réalisé par Anthony Mann, disponible en Combo Blu-ray + DVD le 15 juin 2021 chez Rimini Editions.
Acteurs : Dennis O’Keefe, Claire Trevor, Marsha Hunt, John Ireland, Raymond Burr, Curt Conway, Chili Williams, Richard Fraser, Regis Toomey, Whit Bissell, Cliff Clark…
Scénario : Leopold Atlas & John C. Higgins
Photographie : John Alton
Musique : Paul Sawtell
Durée : 1h16
Année de sortie : 1948
LE FILM
Le gangster Joe Sullivan tente de s’évader de prison avec la complicité de sa petite amie Pat et de Rick Coyle, le chef de gang qui espère en fait voir l’opération échouer et être ainsi débarrassé de l’homme à qui il doit 50.000 $. Mais l’évasion est un succès, et Joe se réfugie chez Ann, une assistante sociale qui s’est prise de sympathie pour le truand. Celui-ci veut retrouver Rick, et récupérer son argent.
De son vrai nom Emil Anton Bundsmann, Anthony Mann (1906-1967), d’origine autrichienne, débute sa carrière comme comédien et régisseur de théâtre. Il fonde rapidement une troupe dans les années 1930, où il rencontre un certain James Stewart. Anthony Mann débarque dans le monde du cinéma en étant chargé des essais des acteurs et actrices pour le compte de la Selznick International Pictures. Puis, c’est aux côtés de Preston Sturges qu’il fait ses premiers pas en tant qu’assistant à la Paramount, avant de passer lui-même derrière la caméra en 1942 avec Dr. Broadway. C’est alors pour lui l’occasion de se faire la main sur quelques séries B vite emballées avec un budget restreint et peu de jours de tournage. La courte durée de ses longs-métrages permet au cinéaste de se faire une renommée en voyant ses films couplés avec ceux de ses confrères plus reconnus. Il aborde ainsi la comédie-musicale (Moonlight in Havana, Nobody’s Darling, My Best Gal, Sing Your Way Home, The Bamboo Blonde), mais commence réellement à s’épanouir derrière la caméra à travers le film noir. Il enchaînera Strangers in the Night, Two O’Clock Courage, La Cible vivante, Strange Impersonation, Desperate et L’Engrenage fatal. Mais le tournant survient en 1947 avec La Brigade du suicide – T-Men, l’histoire de deux agents du Département du Trésor qui infiltrent un réseau de fabricants de fausse monnaie, à travers laquelle Anthony Mann décrit le quotidien du travail des agents du Trésor (les T-Men donc) avec une précision quasi-documentaire. Cet essai est définitivement transformé cinq mois plus tard avec Marché de brutes – Raw Deal, sensationnel film noir dans lequel le metteur en scène, associé au chef opérateur John Alton pour la seconde fois de sa carrière (ils collaboreront à six reprises), fait preuve d’une virtuosité confondante durant les 75 minutes de ce récit mené à cent à l’heure. A l’instar de Détour d’Edgar G. Ulmer, Marché de brutes s’impose comme un modèle du genre, autant passionnant sur le fond que sur la forme, où les deux fusionnent, s’inspirent mutuellement et se révèlent. Et c’est sublime.
Joe Sullivan brûle d’envie de sortir de prison. Il est là parce qu’il a participé à un crime avec un partenaire, Rick Coyle, mais seul Joe a été condamné. Il décide de s’adresser à son ex-partenaire Coyle, un truand qui lui doit sa part du butin de leur crime, soit 50 000 $. Rick accepte d’aider Joe à s’évader. Mais c’est un piège et il a arrangé son évasion pour que Sullivan soit abattu par la police. Pourtant, avec l’aide de Pat Cameron, follement amoureuse de lui, et celle, involontaire, dans un premier temps, d’Ann Martin, l’assistante sociale juridique, qui tentait de le faire libérer de manière légale, Joe parvient à aller plus loin que Rick ne le supposait. Un rien sadique, le truand décide de prendre Martin en otage pour forcer Joe à se montrer et le faire tuer par ses hommes.
J’ai eu ma bouffée d’air frais…
Sur un scénario tendu coécrit par Leopold Atlas (Child of Divorce de Richard Fleischer, Les Forçats de la gloire de William A. Wellman) et John C. Higgins (La Brigade du suicide, L’Engrenage fatal), Anthony Mann livre un véritable huis clos qui prend des allures de cavale, mais celle-ci s’avère très vite sans issue. Cloisonnés dans un cadre 1.33, où certains éléments du décor prennent d’ailleurs une grande place, les personnages, Joe Sullivan (Dennis O’Keefe), Pat Regan (Claire Trevor, vue dans La Chevauchée fantastique de Joh Ford, superbe ici en héroïne tragique et mélancolique) et Ann Martin (Marsha Hunt), serrés dans leur bagnole, foncent en direction de San Francisco. La panique de tomber nez à nez avec la police est certes présente. Joe se rend à l’évidence, il s’est évadé de sa cellule pour finalement se retrouver enfermé dans une prison à ciel ouvert. Dès le départ, la voix de Pat, qui sera la narratrice et dont le spectateur adoptera le point de vue du début à la fin, indique que le destin de Joe est d’ores et déjà condamné. Le triangle amoureux formé par Joe, Pat et Ann est posé dès les cinq premières minutes, quand Pat débarque dans la prison où Joe purge sa peine et découvre que sa place dans le parloir est occupée par Ann. Avant que Pat, qui avoue son amour pour Joe dès la première réplique, ne puisse se retrouver face à l’homme qu’elle aime (et dont l’évasion est prévue le soir même), celui-ci évoque au détour d’une phrase en regardant Ann dans les yeux, que son “parfum n’aide pas à la bonne conduite”. Une tension sexuelle est donc présente, entraînant la jalousie de Pat, d’autant plus qu’Ann est plus jeune de dix ou quinze ans, une fraîcheur qui a tout pour plaire à Joe.
Anthony Mann trimballe son trio principal sur les routes sinueuses de la cote Pacifique des Etats-Unis, de nuit la plupart du temps, leur fait faire quelques haltes dans les forêts massives des environs ou dans l’habitation plantée au milieu de nulle part d’un ami de Joe. Les personnages, comme les spectateurs, paraissent retenir leur respiration durant plus d’une heure, déterminés à se rendre à un point B, une étape nécessaire pour que Joe puisse réellement penser à prendre la poudre d’escampette. Il souhaite mettre la main sur Rick Coyle, son ancien complice, celui à cause de qui Joe a pris quelques années de prison. Joe est bien décidé à récupérer le fric qui lui revient de droit, soit 50.000 dollars, avant de pouvoir penser à l’après. Rick Coyle est interprété par Raymond Burr, dont les épaules larges comme une armoire engloutissent la moitié du cadre à chaque apparition. Le côté sadique de son personnage est symbolisé par cette scène d’une rare cruauté, quand Rick, perturbé par l’arrivée imminente de Joe, balance un plat enflammé (le feu l’accompagnera dans la mort) à la figure de sa compagne qui avait malencontreusement renversé son verre sur sa veste alors qu’elle était en train de danser avec un autre homme. Assurément l’une des séquences cultes de Marché de brutes. De son côté, Dennis O’Keefe (La Soupe au canard de Leo McCarey, Furie de Fritz Lang, L’Homme-léopard de Jacques Tourneur, L’Odyssée du docteur Wassell de Cecil B. DeMille) est une fois de plus impeccable dans la peau de Joseph Emmett Sullivan, alias Joe, partagé entre l’amour que lui portent deux femmes, qui l’accompagnent dans sa cavale, qui ne parvient pas à entrevoir l’avenir, tant qu’il n’aura pas réglé un dernier compte avec son ancien associé Rick.
Ce qui fera la moelle des westerns mythiques d’Anthony Mann (Je suis un aventurier, Les Affameurs, La Charge des Tuniques Bleues et bien d’autres), la quête de rédemption entre autres, apparaît déjà dans ses films noirs et donc dans ce merveilleux Marché de brutes, où la complexité des protagonistes bouleverse l’empathie, le cinéaste jouant constamment sur leur double figure, à la fois ange et démon, entre ombre et lumière. Une dichotomie magnifiquement représentée une fois de plus par le travail magistral du directeur de la photographie John Alton. Cette osmose entre ce dernier et le réalisateur s’apparente à celle d’un peintre muni de son pinceau. Asséché jusqu’à l’abstraction, Marché de brutes emporte son audience dans une succession de courses-poursuites, d’affrontements psychologiques où les (fabuleuses) répliques s’apparentent à des coups de poings ou de griffes (selon qui les donne), pour enfin plonger le dernier acte dans un brouillard épais où tout semble prêt à disparaître, à être englouti, le décor comme les adversaires, comme si tout devait être effacé pour pouvoir mieux recommencer.
LE COMBO BLU-RAY + DVD
Anciennement disponible en DVD chez Wild Side Video, tout d’abord dans la collection des Introuvables, puis dans celle de L’âge d’or du cinéma américain, Marché de brutes n’avait plus donné signe de vie depuis près de dix ans. Le chef d’oeuvre d’Anthony Mann fait un retour très remarqué dans les bacs français à travers une sublime édition Combo Blu-ray + DVD chez Rimini Editions ! L’objet prend la forme d’un Digipack à trois volets où reposent les deux disques, à la sérigraphie identique. Le troisième renferme un très beau livret de 28 pages intitulé La Fureur des hommes, écrit par Christophe Chavdia, qui revient notamment sur les deux films noirs qui ont lancé Anthony Mann et fait de lui un maître du genre, La Brigade du suicide (le 24 août en combo chez Rimini Editions) et Marché de brutes. Ce bonus à part entière aborde également la première partie de la carrière d’Anthony Mann, celle du directeur de la photographie John Alton, ainsi que son travail avec le réalisateur. On pourra légèrement regretter que le critique analyse plus longuement La Brigade du suicide que Marché de brutes, mais il y a fort à parier que l’on retrouvera le même livret dans la prochaine édition de ce titre. Le menu principal est animé et musical.
Déjà invité par Rimini Editions sur son édition de L’Appel de la forêt, Jacques Demange, critique à Positif, propose ici une brillante analyse de Marché de brutes (15’), durant laquelle il ne cesse de croiser le fond et la forme. Son interprétation de l’usage et de la composition du cadre (“envahit par les ténèbres, emprisonnés dans un espace cloisonné, y compris dans les décors extérieurs”) chez Anthony Mann (“le film avec lequel il a pu montrer son savoir-faire”) est absolument passionnante. Jacques Demange dissèque cette “atmosphère de huis clos oppressante”, ainsi que l’utilisation singulière de cette voix-off féminine et subjective, la représentation de la femme fatale dans Marché de brutes , les partis pris esthétiques et donc les diverses collaborations entre le réalisateur et le chef opérateur John Alton, la psychologie des personnages, la place d’Anthony Mann dans l’industrie cinématographique (ou “comment le cinéaste a réussi à s’épanouir à Hollywood, tout en imposant ses idées”) et bien d’autres sujets.
L’Image et le son
Un carton en introduction nous informe que Marché de brutes a bénéficié d’une restauration 2K, réalisée à partir d’un élément nitrate 35mm, acquis auprès du BFI. Moult poussières et rayures ont été supprimées, et il suffit de revoir la copie Wild Side pour se rendre compte de la différence avec le master HD présenté ici. Plus de 400 heures de travail de boulot ont été nécessaires aux restaurateurs, pour redonner vie à Raw Deal et disons-le tout de go, la copie est magnifique. Le master est stable, effectivement débarrassé de toutes les scories possibles et imaginables, le N& B de John Alton est sublimissime avec des noirs denses, une palette étendue de gris et des blancs lumineux. Le grain argentique est excellemment géré, le piqué aiguisé, les détails abondent, les textures sont palpables tout du long. Une vraie résurrection.
Le confort acoustique est assuré tout du long avec une restitution claire et dynamique des dialogues, ainsi que de la partition de Paul Sawtell. En revanche, nous avons prévenu l’éditeur de l’apparition d’un décalage entre les dialogues et les sous-titres français (par ailleurs non imposés) intervenant sur le Blu-ray à la 28e minute, lors de la séquence en forêt. Ce décalage dure 1 mn 40 et concerne 13 sous-titres. Toutefois, cela ne nuit pas à la compréhension de la scène. Le même problème est aussi présent sur le DVD, sur la même scène.