LA VICTIME DÉSIGNÉE (La Vittima designata) réalisé par Maurizio Lucidi, disponible en DVD et Blu-ray chez Frenezy.
Acteurs : Tomás Milián, Pierre Clémenti, Katia Christine, Luigi Casellato, Marisa Bartoli, Ottavio Alessi, Alessandra Cardini, Christina Müller, Enzo Tarascio, Carla Mancini, Bruno Boschetti…
Scénario : Augusto Caminito, Fulvio Gicca, Maurizio Lucidi, Fabio Carpi, Luigi Malerba, Aldo Lado & Antonio Troiso
Photographie : Aldo Tonti
Musique : Luis Bacalov & New Trolls
Durée : 1h40
Date de sortie initiale : 1971
LE FILM
Publicitaire à la tête d’une entreprise lucrative, Stefano Argenti serait un homme heureux si sa femme, Louisa, dépressive et possessive, ne l’empêchait de réaliser une excellente opération en vendant sa société contre une forte somme d’argent. Cette dernière est en effet enregistrée au seul nom de Louisa. Stefano se console dans les bras de sa maîtresse, la modèle Fabienne. En escapade amoureuse à Venise, le couple d’amants rencontre un étrange dandy, le comte Matteo Tiepolo, qui devient rapidement un ami très proche et intime de Stefano. Un jour, Matteo lui propose un marché : il tue Luisa si celui-ci assassine son frère, une brute qui le tyrannise. Effrayé, Stefano refuse son offre. Mais Matteo révèle à Luisa que son mari la trompe mais qu’il détourne également l’argent de son entreprise. Après une dispute avec Stefano, Luisa est retrouvée morte. Matteo, qui l’a tuée, demande à Stefano de bien vouloir remplir sa part du marché, à savoir tuer son frère…
Voilà un giallo, ou plus précisément un thriller psychologique dont nous n’avions jamais entendu parler ! Nous devons cette résurrection à un nouvel éditeur vidéo indépendant, qui vient de s’installer sur la scène française, Frenezy. Pour l’une de ses deux premières sorties, l’éditeur a misé sur La Victime désignée – La Vittima designata, réalisé par un certain Maurizio Lucidi durant l’hiver 1970-71. Et autant le dire immédiatement, c’est une belle baffe. Très largement inspiré par L’Inconnu du Nord-Express – Strangers on a Train d’Alfred Hitchcock, sorti vingt ans auparavant, lui-même tiré en partie du premier roman policier de Patricia Highsmith, La Victime désignée compte pas moins de sept scénaristes, parmi lesquels se distinguent forcément le mythique Aldo Lado (Je suis vivant !, La Bête tue de sang froid), Augusto Caminito (Qui a tué le chat ? de Luigi Comencini, qui produira The King of New York d’Abel Ferrara), Antonio Troiso (Le Couteau de glace d’Umberto Lenzi, Les Sorcières du bord du lac de Tonino Cervi), ainsi que Fulvio Gicca Palli (Confession d’un commissaire de police au procureur de la République de Damiano Damiani). Cette impressionnante somme de talents débouche sur une histoire passionnante et anxiogène, qui tient en haleine du début à la fin et plonge les spectateurs dans une atmosphère poisseuse et pessimiste, renforcée par une magistrale utilisation des décors naturels, de Milan à Venise, en passant par le Lac de Côme. Et puis La Victime désignée réunit aussi deux immenses comédiens, qui venaient alors de se croiser l’année précédente sur Les Cannibales – I Cannibali de Liliana Cavani, Tomás Quintín Rodríguez alias Tomás Milián (qui pousse également la chansonnette dans le générique de fin) et Pierre Clémenti, qui livrent deux prestations extrêmement troublantes, magnétiques et exceptionnelles. N’attendez plus et jetez-vous sur ce joyau « jaune ».
Stefano, un publicitaire milanais d’origine vénézuélienne, est en mauvais termes avec sa femme Luisa. Un jour, lors d’un voyage à Venise avec sa maîtresse Fabiane, il rencontre un mystérieux personnage, le jeune comte Matteo Tiepolo qui, peu à peu, s’insinue dans sa vie. Matteo propose à Stefano un pacte dicté par « l’amitié » : il tuera sa femme si Stefano tue son frère. L’homme n’a pas l’intention d’exécuter le plan, mais, lorsque sa femme meurt réellement, Stefano se rend compte que le comte a néanmoins exécuté ce qu’il avait proposé. Stefano se rend à Venise où le comte propose de l’exonérer en acceptant de tuer son frère, en lui tirant dessus depuis la basilique de Santa Maria della Salute avec un fusil de sniper qu’il trouvera dans la consigne à bagages d’un garage. Suspecté par la police et piégé par Matteo, Stefano dit la vérité, mais n’est pas cru et au final il n’a qu’à faire sa part pour rembourser sa dette.
La Victime désignée est sans nul doute l’oeuvre la plus commentée et la plus valorisée du réalisateur Maurizio Lucidi (1932-2005), qui aura pourtant signé une trentaine de films et téléfilms en près de quarante ans. C’est tout d’abord comme monteur qu’il fait ses classes au cinéma, chez Alberto Cavalcanti (Les Noces vénitiennes), Giorgio Bianchi (En avant la musique), Vittorio Cottafavi (Les Cent Cavaliers), Luigi Vanzi (Un dollar entre les dents), Dino Risi (Le Fanfaron, Les Monstres), où son savoir-faire et son efficacité font l’unanimité auprès de ses confrères. Après avoir assisté rien de moins que Pier Paolo Pasolini sur L’Évangile selon saint Matthieu – Il vangelo secondo Matteo (1964), Maurizio Lucidi, sous le pseudonyme de Maurice A. Bright passe derrière la caméra et signe quasiment simultanément un péplum (Le Défi des géants – La Sfida dei giganti) avec Reg Park et un western (Mon nom est Pécos – 2 once di piombo) dans lequel il dirige Robert Woods. Il continue ainsi dans le domaine de « l’Ouest Américain », avant de passer au film de guerre (il faut bien suivre les modes et les goûts changeants des spectateurs), avec Les Héros ne meurent jamais – Probabilità zero (1969), avec Henry Silva et d’après une histoire de Dario Argento, et le méconnu Hamisha Yamim B’Sinai, avec Franco Giornelli. Début des années 1970, le giallo explose et remplit les salles du monde entier. C’est là que déboule La Victime désignée, qui sort en Italie le 22 avril 1971, tandis que l’Hexagone devra attendre août 1974 pour que le film de Maurizio Lucidi soit exploité, uniquement en version française et dans un montage raccourci d’une bonne dizaine de minutes.
Si le nom de Patricia Highsmith n’est pas crédité, on retrouve pourtant certains motifs propres à son univers, déjà bien présents dans L’Inconnu du Nord-Express d’Alfred Hitchcock, mais aussi dans Plein soleil de René Clément (et donc forcément dans Le Talentueux Mr. Ripley – The Talented Mr. Ripley d’Anthony Minghella), notamment cette homosexualité latente entre les deux personnages masculins principaux. A ce titre, la tension sexuelle entre Stefano et Matteo est flagrante dès leur rencontre, impression appuyée à chaque fois qu’ils se font face, le cadre les rapprochant alors sans cesse, jusqu’à un point où l’on se demande s’ils ne vont pas passer à l’acte et finir par s’embrasser. Visiblement très complices depuis Les Cannibales, ayant un grand respect l’un pour l’autre, Tomás Milián et Pierre Clémenti semblent prendre beaucoup de plaisir à se donner à nouveau la réplique, avec un naturel confondant. Le premier (entre Beatrice Cenci et La Longue nuit de l’exorcisme de Lucio Fulci), habitué, ou plus précisément souvent catalogué dans des rôles explosifs, est ici très attachant dans la peau du pauvre mec castré par sa femme, qui n’a vraiment pas de chance et qui n’en bénéficiera jamais, qui s’est toujours laissé marcher sur les pieds et qui en tentant d’inverser cette tendance ne fera qu’empirer la situation. Le regard baissé, traînant presque des pieds, le regard paumé et inéluctablement résigné, Stefano va toutefois se laisser séduire par le charme vénéneux, le charisme, la douceur et les mots de Matteo.
Ce dernier est donc interprété par le français Pierre Clémenti, alors très demandé au cinéma, puisqu’il venait d’enchaîner les rôles chez Michel Deville (Adorable Menteuse, Benjamin ou les Mémoires d’un puceau), Luchino Visconti (Le Guépard), Luis Buñuel (Belle de jour, La Voie lactée), Costa-Gavras (Un homme de trop), Sergio Corbucci (L’Homme qui rit), Bernardo Bertolucci (Partner, Le Conformiste) et Pier Paolo Pasolini (Porcherie), tout en passant lui-même derrière la caméra pour quelques films underground, libertaires et psychédéliques. Avec sa beauté ombrageuse, Matteo annonce étrangement le Lestat d’Entretien avec un vampire de l’écrivaine Anne Rice (qui paraîtra cinq ans plus tard), ainsi qu’en raison de la sensualité homo-érotique entre les deux protagonistes. Même chose, les mimiques, les tics et la nature maniérée de Matteo, certains costumes, les regards ambigus, la violence sous-jacente, les gestes esquissés (ou non) envers Stefano (qui se décrit comme un être romantique), rappellent furieusement l’interprétation de Tom Cruise dans le film de Neil Jordan. Impossible pour le cinéphile de ne pas y penser. Aux deux acteurs virtuoses, se joignent la belle rousse néerlandaise Katia Christine (vue dans le segment de Louis Malle d’Histoires extraordinaires), Marisa Bartoli (impeccable dans le rôle de l’épouse devenue gênante) et Alessandra Cardini (Chronique d’un homicide de Mauro Bolognini), marquante dans celui de l’intrigante Christina, qui changera son fusil d’épaule en devenant créatrice de costumes pour le cinéma.
Si l’on ajoute à cela l’excellence de la mise en scène (ainsi qu’un final qu’on n’est pas prêt d’oublier), un montage parfaitement calibré d’Alessandro Lucidi (frère du cinéaste), une musique enivrante et entêtante de Luis Bacalov et les New Trolls (groupe de rock progressif italien), une splendide photographie hivernale et glacée d’Aldo Tonti (Cosa Nostra de Terence Young, Belfagor le Magnifique d’Ettore Scola, Barabbas de Richard Fleischer, Europe 51 de Roberto Rossellini), qui annonce celle de Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg et celle d’Âmes perdues de Dino Risi, ainsi que la fouille paranoïaque d’un logement qui anticipe celle du personnage de Gene Hackman à la fin de Conversation secrète, La Victime désignée peut se targuer de trôner parmi les meilleurs gialli des années 1970. Pas plus, pas moins.
LE BLU-RAY
Bienvenue à Frenezy, dont nous accueillons les deux premiers titres, La Victime désignée de Maurizio Lucidi et Texas Adios de Ferdinando Baldi. Un giallo et un western qui seront bientôt rejoints par un titre Horreur (Dans les replis de la chair – Nelle pieghe della carne de Sergio Bergonzelli) et un titre Mafia (inconnus pour le moment). Inédit en France, La Victime désignée est présenté pour la première fois dans sa version intégrale. La galette HD repose dans un boîtier classique de couleur noire, glissé dans un fourreau cartonné à dominante jaune (couleur reprise pour la sérigraphie du disque). Le visuel est superbe, uniquement centré sur la magnifique Katia Christine. A noter que la jaquette est réversible et que le verso présente cette fois les deux têtes d’affiche. A vous de choisir ! Le menu principal est animé et musical.
L’éditeur s’est tourné vers Jean-François Rauger pour nous présenter La Victime désignée (26’). Le directeur de la programmation à la Cinémathèque française ne manque pas d’arguments pour mettre en valeur ce « film singulier à plus d’un titre, la seule œuvre notable de son réalisateur […] une variation de L’Inconnu du Nord-Express d’Alfred Hitchcock ». Celui-ci revient sur la carrière de Maurizio Lucidi, met en relief « la qualité du film qui relève d’une alchimie miraculeuse », avant d’évoquer les scénaristes (dont Aldo Lado, probablement à l’origine de la dimension morbide du récit), les éléments qui font de La Victime désignée « un film un peu inclassable, à la fois ambitieux et personnel ». Le casting, la sortie française, les lieux de tournage, les partis-pris et les intentions du réalisateur, la psychologie des personnages et leurs rapports, la dimension homosexuelle de leur relation, le motif du double, sont autant de thèmes abordés au cours de cette intervention évidemment passionnante et à ne visionner qu’après avoir vu le film.
Frenezy est ensuite allé à la rencontre de Louis de Ny, écrivain, musicologue émérite et historien du rock progressif italien, courant musical sur lequel il a écrit plusieurs livres (16’), Le Petit monde du rock progressif italien – Une discographie amoureuse (2015) et Plongée au coeur du rock progressif italien – Le Théâtre des émotions (2018, en collaboration avec Patrick Djivas) . Ce spécialiste propose en un peu plus d’un quart d’heure de restituer la bande originale de Luis Bacalov dans le contexte de son mouvement musical, puis analyse dans un second temps trois extraits du film. Vous saurez donc tout (ou presque, tant le sujet est dense) sur la carrière de Luis Bacalov et les New Trolls, leurs albums, leurs 45 tours, leur singularité et la partition de La Victime désignée, « qui participe à la grâce, à la beauté à la noblesse dramatique du film ».
Le segment intitulé Retour à Venise (12’) s’avère une analyse pertinente de l’historien du cinéma Rosario Tronnolone. Pas ou peu de redondances avec ce qui a été avancé par Jean-François Rauger en début de programme. Il s’agit ici d’un retour à la fois sur le fond et sur la forme, Rosario Tronnolone revient sur les lieux de tournage, le casting (on apprend que Pierre Clémenti est doublé en italien par Giancarlo Giannini), la psychologie des personnages, la compression et la dilatation du temps hérités d’Alfred Hitchcock (L’Inconnu du Nord-Express est aussi évoqué), le jeu sur les couleurs, et d’autres éléments.
Frenezy fournit ensuite une bonne poignée de scènes coupées et alternatives (16’). « Une reconstruction de scènes issues d’un montage alternatif du film, réalisé à partie des meilleures sources accessibles » indique la jaquette. Seize minutes composées ainsi : Stefano et Matteo (en deux parties), Stefano soigne Matteo, Stefano consulte son banquier, Stefano et Cristina (en deux parties), Stefano retourne dans sa villa (version musicale alternative avec la chanson My shadow in the dark entonnée par Tomás Milián lui-même, et version musicale du film), Stefano récupère son fusil. Quelques dialogues additionnels par ci, une scène rallongée par là, ou tout cela combiné, ce genre de supplément est habituellement difficile à saisir devant l’absence d’explication quant à leur rejet. Une fois n’est pas coutume, nous trouvons avant chaque séquence un panneau explicatif, qui replace la scène dans son contexte, ainsi que la différence avec ce qui a finalement été conservé au montage final.
L’interactivité se clôt sur les bandes-annonces de La Victime désignée, Dans les replis de la chair et Femina Ridens – Le Duo de la mort.
L’Image et le son
Un panneau indique que la restauration 4K de La Victime désignée a été réalisée par la Cinémathèque de Bologne, en collaboration avec Surf Films, à partir d’un CRI (Color Reversal Intermediate). Jusqu’ici indisponible en France, La Victime désignée est donc le premier titre éditée par Frenezy, présenté en version intégrale, en DVD et en Blu-ray (1080p) ! La Vittima designata bénéficie d’un superbe transfert, qui respecte le grain original, très bien géré, y compris sur les nombreuses séquences sombres. La définition est solide comme un roc. Le master 2.35 (16/9 compatible 4/3) trouve d’emblée un équilibre fort convenable et restitue les très beaux partis-pris esthétiques du directeur de la photographie Aldo Tonti (Ashanti de Richard Fleischer, René la Canne de Francis Girod, Brancaleone s’en va-t-aux croisades – Brancaleone alle crociate de Mario Monicelli). Glaciale, poisseuse, sombre, l’atmosphère du film trouve un écrin exceptionnel en Haute-Définition, avec des contrastes élégants, des noirs denses. La copie affiche une propreté ainsi qu’une stabilité jamais prises en défaut (on oublie un poil caméra lors de la scène où Stafano soigne Matteo à la vodka), tout comme les fondus enchaînés qui restent fluides et n’entraînent aucun décrochage chromatique. Les séquences diurnes sont lumineuses à souhait avec un piqué plus acéré et des détails plus flagrants, à l’instar des doigts jaunis par la nicotine de Tomás Milián.
L’éditeur propose en option La Victime désignée dans sa version courte (89’), qui saura être appréciée par celles et ceux qui avaient découvert ainsi le film de Maurizio Lucidi dans nos contrées en 1974. Si votre choix se porte sur la version intégrale, la VF est également de mise, mais forcément « à trous », les scènes n’ayant jamais été doublées passant automatiquement en VOSTF, comme certains dialogues jugés probablement trop « explicites ». Dans les deux cas, les pistes PCM 2.0. installent un confort acoustique convaincant, plus évident en italien, où la musique lancinante possède plus de relief. Aucun souffle parasite, c’est propre, fluide, dynamique.