L’OEIL DU MALIN réalisé par Claude Chabrol, disponible en Blu-ray le 1er mai 2022 chez Studiocanal.
Acteurs : Jacques Charrier, Stéphane Audran, Walther Reyer, Daniel Boulanger, Erika Tweer, Michael Münzer, Claude Romet…
Scénario : Claude Chabrol, Paul Gégauff & Martial Matthieu
Photographie : Jean Rabier
Musique : Paul Jansen
Durée : 1h20
Date de sortie initiale : 1962
LE FILM
Envoyé en Bavière pour réaliser un reportage, le journaliste Albin Mercier s’ennuie ferme. Il fait la connaissance d’Andreas Hartmann, un écrivain, et d’Hélène, son épouse. L’apparente harmonie de ce couple fascine Albin, qui n’excelle guère que dans la médiocrité. Repoussé par Hélène, il commence à la suivre, dévoré par la jalousie et la rancoeur, alors qu’elle arpente Munich. C’est ainsi qu’il découvre qu’elle trompe son mari. Pour obtenir ses faveurs, Albin n’hésite pas à la faire chanter…
L’Oeil du malin est l’un des premiers longs-métrages de Claude Chabrol (1930-2010), plus exactement son sixième, si l’on ne tient pas compte du film à sketches Les Sept Pêchés capitaux, coréalisé entre autres avec Jean-Luc Godard, Philippe de Broca, Jacques Demy et Édouard Molinaro. La même année que ce dernier, Chacha commençait véritablement à prendre son envol avec L’Oeil du malin, en peaufinant encore et toujours son style et en approfondissant ses thèmes de prédilection. Impressionnant de froideur, cette (auto)analyse clinique d’un cas pathologique offre à Jacques Charrier, l’un de ses meilleurs rôles, peut-être le plus intéressant d’ailleurs, avec celui qu’il campait dans Les Tricheurs de Marcel Carné trois ans plus tôt. Chose amusante, par son dispositif L’Oeil du malin rappelle beaucoup Plein soleil (1960) de René Clément (et dont le scénariste Paul Gégauff est aussi celui de L’Oeil du malin) dans lequel Jacques Charrier devait jouer, mais qu’il avait finalement décliné en raison de la grossesse de sa compagne Brigitte Bardot. Même si l’opus de Claude Chabrol n’atteint pas la sécheresse, la virtuosité, ni la puissance du chef d’oeuvre de René Clément, L’Oeil du malin n’en demeure pas moins magistral, captivant à plus d’un titre, remarquablement mis en scène (parfois à la limite du documentaire au cours d’une filature se déroulant durant l’Oktoberfest de Munich) et interprété, où explose le charme dévastateur de Stéphane Audran.
Albin Mercier est un écrivain raté. Journaliste, il est envoyé en reportage en Allemagne où il fait la connaissance d’un couple, les Hartman, qui, comme il le dit lui-même, semble s’être créé « un univers rond, parfait, où tout est harmonieux ». De tempérament jaloux, envieux, fasciné par la réussite des autres, Albin s’incruste chez les Hartmam qui sont pour lui le symbole d’équilibre et du bonheur auxquels lui-même n’est jamais parvenu. Andréas, le mari, est un écrivain renommé ; sa femme, Hélène, née en France, semble comblée. Comment rompre cet équilibre, c’est le souci d’Albin qui tente d’abord de séduire Hélène. En vain. Il suit alors la jeune femme qui, périodiquement, se rend seule à Munich et découvre qu’elle y retrouve un amant. Albin tient sa vengeance. Il possède des photos du couple adultère et tente de faire chanter Hélène.
« Pourquoi un garçon si sympathique comme moi, prend plaisir à se salir ? ».
La voix-off glaçante d’ironie, amère et vénéneuse d’Albin Mercier est omniprésente du début à la fin dans L’Oeil du malin. Celle d’un jeune homme envahi par l’ennui, qui pour se changer les idées décide de torpiller un couple dont il envie le bonheur, l’alchimie, la fusion, l’amour que rien ne semble pouvoir atteindre. Il se lance alors un défi, celui de dénicher la faille qui pourrait lui confirmer que cette idylle est bien trop belle pour être vraie ou sincère. Ratant systématiquement ce qu’il entreprend, Albin est prêt cette fois à aller jusqu’au bout, quitte à s’immiscer dans leur vie. Le mari Andreas est incarné par l’acteur autrichien Walther Reyer, connu des cinéphiles pour avoir joué le maharadjah Chandra dans le diptyque de Fritz Lang, Le Tigre du Bengale et Le Tombeau hindou, ainsi que le comte Andrassy dans les deuxième et troisième volets de la trilogie Sissi aux côtés de Romy Schneider. Il est impeccable ici dans la peau d’un écrivain à succès, qui parvient à trouver l’équilibre et à lutter contre certains démons, grâce au soutien indéfectible de sa femme Hélène. Celle-ci est donc interprétée par la sublime Stéphane Audran, qui avait démarré au cinéma peu de temps auparavant dans Les Cousins de Claude Chabrol, avec qui elle allait alors partager l’existence durant plus de vingt ans et donner naissance à un fils, Thomas. Depuis leur première collaboration et avant L’Oeil du malin, l’actrice et le cinéaste s’étaient déjà retrouvé pour Les Bonnes femmes et Les Godelureaux, puis tourneront encore ensemble une vingtaine de longs-métrages jusqu’à Betty (1992), leur ultime association. Furieusement sexy, l’élégance incarnée, le regard de feu et une sensibilité à fleur de peau, Stéphane Audran enflamme les sens et la pellicule dans L’Oeil du malin, dans lequel Claude Chabrol et son directeur de la photographie Jean Rabier (Madame Bovary, Une affaire de femmes, Le Scandale, En toute innocence, De la part des copains…) la mettent en valeur, tout comme ses partenaires.
Car au-delà de son récit passionnant et de son fiel, L’Oeil du malin est une vraie leçon de cinéma (en dépit d’un budget divisé par deux par rapport à celui prévu à l’origine, suite à l’arrestation du coproducteur allemand pour escroquerie), sur laquelle planent constamment l’ombre d’Alfred Hitchcock et celle de Fritz Lang dans le cadre dépouillé, la gestion de l’espace et celle du rythme de Claude Chabrol, alors sous influence, mais qui avait déjà digéré ses références. Le réalisateur s’amuse à rendre « attachant » son personnage principal particulièrement abject, à tel point que l’on en vient presque à redouter qu’il se fasse prendre quand il se rend en pleine nuit sur la propriété d’Andreas et Hélène, afin de saboter leur voiture. A ce titre, L’Oeil du malin préfigure pour ainsi dire l’excellente série You, proposée sur la plateforme Netflix, où l’on suit, dans la première saison du moins, Joe Goldberg (formidable Penn Badgley), gérant d’une modeste librairie à New York, qui un jour fait la rencontre d’une cliente, dont il tombe instantanément amoureux, qui l’obsède, qu’il parvient à retrouver et dont il cherche à connaître chaque détail de sa vie, ses habitudes ou ses amis. Persuadé qu’ils sont faits l’un pour l’autre, il va tenter de renverser tous les obstacles qui pourraient se dresser en travers de son chemin et élaborer un stratagème machiavélique pour la séduire. Dans L’Oeil du malin, Albin Mercier observe sa proie et commente, comme le fera Joe dans You, chacun de ses faits et gestes, mais aussi le processus de sa propre pensée, avec goguenardise, raillerie, malice et esprit, tout en expliquant à celui et à celle en train de l’écouter, autrement dit les spectateurs puisqu’Albin s’adresse directement à eux, qu’il sera prêt à tout pour remporter le pari qu’il s’est lui-même lancé.
Claude Chabrol égratigne une fois de plus, et il le fera encore souvent, jusqu’à ses derniers « tirs », le vernis luisant et clinquant de la bourgeoisie, qui recouvre en réalité tromperies, moeurs malsaines, mensonges, dissimulations, faux-semblants et hypocrisie. Mais pour le moment, cela ne prendra pas vraiment auprès des spectateurs (91.000 entrées seulement pour L’Oeil du main) et Chacha, échaudé par plusieurs échecs successifs, se lancera dans quelques productions plus commerciales…
LE BLU-RAY
Jusqu’à présent, L’Oeil du malin n’existait qu’en DVD, une galette double sortie il y a une vingtaine d’années chez Opening dans la collection Les Films de ma vie, qui proposait également Landru sur l’autre face. Depuis, plus aucune nouvelle de ce film de Claude Chabrol, qui bénéficie enfin d’une édition digne de ce nom, en Blu-ray entièrement restauré, chez Studiocanal. Le menu principal est fixe et muet.
Aucun supplément.
L’Image et le son
L’Oeil du malin resplendit à nouveau dans un master HD intégralement restauré 4K à partir du négatif original. Un Blu-ray qui rend bien sûr obsolète le DVD Opening du film de Claude Chabrol et ce dès la première image du générique. Le N&B est fabuleux, les contrastes sont merveilleux, les noirs d’une densité exemplaire et le lifting a littéralement éradiqué toutes les scories de l’ancienne, devrait-on dire antique édition DVD. Nous sommes réellement abasourdis devant la clarté incandescente de la copie, le relief est palpable sur tous les plans, et le piqué tranchant. La stabilité est irréprochable (aucun décrochage sur les fondus enchaînés) et la texture argentique aussi bien respectée qu’excellemment gérée.
En dépit de petites résonances, ce mixage DTS HD Master Audio Mono 2.0 offre de fabuleuses conditions acoustiques pour apprécier pleinement L’Oeil du malin. Certes, le film repose en grande partie sur les dialogues, clairs et hautement distincts, surtout la voix-off, mais de belles envolées musicales sont également les bienvenues et la propreté est incontestable. Les plages de silence ne sont jamais marquées par un quelconque souffle intempestif, et notons que l’éditeur joint les sous-titres destinés au public sourd et malentendant.