MAIN BASSE SUR LA VILLE (Le Mani sulla città) réalisé par Francesco Rosi, disponible en Édition Blu-ray + DVD + DVD bonus + livre – Boîtier Mediabook le 7 février 2024 chez Rimini Editions.
Acteurs : Rod Steiger, Salvo Randone, Guido Alberti, Marcello Cannavale, Dante Di Pinto, Alberto Conocchia, Carlo Fermariello, Terenzio Cordova…
Scénario : Francesco Rosi, Raffaele La Capria, Enzo Provenzale & Enzo Forcella
Photographie : Gianni Di Venanzo
Musique : Piero Piccioni
Durée : 1h41
Année de sortie : 1963
LE FILM
Poussée par l’entrepreneur Nottola, la municipalité de Naples transforme des terrains agricoles en terrains constructibles pour lancer un gigantesque programme immobilier. Le chantier entraîne la paralysie d’un enfant et de vives polémiques au sein du conseil municipal, alors que de nouvelles élections se préparent. L’enquête sur l’accident s’enlise, mais les stratégies électorales s’affinent, et certains membres de la majorité au pouvoir s’inquiètent de voir Nottola sur leur liste.
« J’ai toujours cru en la fonction du cinéma en tant que dénonciateur et témoin de la réalité. Main basse sur la ville est ce que j’appellerai un film théorème. » Francesco Rosi
Francesco Rosi, certainement l’un des cinéastes les plus engagés du cinéma italien, est né à Naples en 1922. Pour beaucoup et malgré une filmographie conséquente, Main basse sur la ville – Le Mani sulla città demeure son chef d’oeuvre, dans lequel sa critique (on peut même parler de radiographie) virulente des corps du pouvoir et de leurs malversations est la plus frontale. Entre fiction et documentaire, Main basse sur la ville poursuit sa revendication du genre du film d’enquête, initié l’année précédente avec Salvatore Giuliano en 1962. Le film s’inspire d’un fait réel survenu dans sa ville natale : l’écroulement d’un immeuble de Naples (en fait, le nom de la ville n’est jamais cité, mais tout le monde le sait) entraînant la mise en cause des industriels en charge du chantier. Cette séquence est d’ailleurs retranscrite à l’écran de manière très impressionnante, plongeant le spectateur dans une réalité sociale brute et immédiate qui renvoie ouvertement au néo-réalisme italien, Francesco Rosi ayant rappelons-le démarré sa carrière comme assistant (puis scénariste) de Luchino Visconti. Constat sévère de la spéculation immobilière et de ses mécanismes retors, Le Mani sulla città dévoile comment avec le soutien de la municipalité, un entrepreneur, incarné par l’ogre Rod Steiger, alors loin de l’inspecteur de la division des mineurs qu’il venait d’interpréter dans Lutte sans merci de Philip Leacock et juste avant d’enchaîner avec l’exceptionnel Prêteur sur gages de Sidney Lumet, s’empare de terrains vagues afin de les transformer en édifices modernes. Un business lucratif qui ne profite pas aux petites gens qui sont relogés dans des immeubles insalubres. La ville de Naples vit alors au cœur d’un véritable scandale immobilier, opposant la droite à la gauche qui craint que les prochaines élections ne viennent enliser le problème. Comme on dit en Italie donc, Capolavoro !
Entrepreneur de construction, Edoardo Nottola (Rod Steiger, qui retrouvera Francesco Rosi dix ans plus tard pour Lucky Luciano), conseiller municipal de droite, convainc le maire de la ville et ses amis politiques, de l’aider dans son ambitieux projet d’urbanisation d’une zone agricole située en périphérie nord. C’est alors que survient une catastrophe : ébranlé par les travaux de construction, un immeuble vétuste du quartier populaire de Vito Sant’Andréa s’effondre provoquant des morts et de nombreux blessés. Par la bouche du conseiller De Vita (Carlo Fermariello, alors véritable conseiller municipal communiste), la gauche demande l’ouverture d’une enquête. Cette catastrophe est à ses yeux la conséquence d’une vaste spéculation immobilière dont Nottola est le principal artisan. De Angelis (merveilleux Salvo Randone, vu dans Folie meurtrière, La Classe ouvrière va au paradis, La Possédée du lac, Salvatore Giuliano), leader du centre, soutient cette demande. Une commission d’enquête est nommée où sont représentés les trois partis politiques. Mais Maglione (Guido Alberti, Les Sorcières du bord du lac, La Califfa), leader de la droite, et les siens, font durer la procédure. Pourtant, en dépit du respect des règlements administratifs, il apparaît évident qu’il y a eu complicité des services techniques municipaux dans la délivrance des permis. Maglione propose un blâme public contre l’entrepreneur, lequel contre-attaque en faisant état de son désir d’être nommé assesseur du futur maire. Après avoir demandé qu’on indemnise à ses frais les familles sinistrées, Nottola se fait inscrire sur la liste centriste. Ce qui provoque une crise de confiance chez Balsamo, le médecin humaniste centriste, membre de la commission d’enquête. La liste centriste sort vainqueur des élections et De Angelis est élu maire avec l’appui de la droite. Mais la droite refuse de soutenir la candidature de Nottola au poste d’assesseur. Pourtant, dans l’intérêt de la coalition de centre droit, la réconciliation entre Notolla et Maglione s’avère indispensable.
Bienvenue dans un monde de charognards ! Francesco Rosi prend littéralement à bras le corps le cœur du problème avec une audace peu commune, dénonçant les alliances et les trahisons, les déviances du pouvoir et les abus politiques, uniquement motivés par le profit et l’expansion économique. Avec l’aide de son directeur de la photographie, l’immense Gianni Di Venanzo (Guêpier pour trois abeilles, Le Moment de la vérité, Le Cri, Le Pigeon, Huit et demi), le cinéaste se fond dans le décor du conseil municipal corrompu et nous montre de l’intérieur, en plaçant le spectateur comme témoin (pour ne pas dire en contre-espion), la réalité politique et bureaucratique de l’Italie des années 60. Le pire sans doute, c’est que Main basse sur la ville n’a pas pris une seule ride et son propos reste toujours autant d’actualité, étant donné que l’atmosphère dans laquelle baigne la ville de Naples (et bien d’autres points centraux en Italie) est certainement pire encore aujourd’hui qu’il y a 60 ans.
On ne cesse de redécouvrir Le Mani sulla città, courageux, sublime, dense et précieux objet de cinéma, passionnant à disséquer, sur le fond comme sur la forme, alors héritée du film noir américain qu’affectionnait particulièrement le réalisateur. De nombreuses images, notamment les plans aériens ahurissants de la ville, ainsi que la partition grave et implacable du maestro Piero Piccioni (Il Medico della mutua, La Dixième victime, Les Adolescentes) marqueront encore longtemps l’esprit des cinéphiles. Main basse sur la ville, matrice d’un genre à part entière dans lequel s’engouffreront moult metteurs en scène, y compris contemporains (Matteo Garrone, Paolo Sorrentino), a été justement primé par le Lion d’or à la Mostra de Venise en 1963.
L’Édition Blu-ray + DVD + DVD bonus + livre – Boîtier Mediabook
Stoppez les machines ! Voici LA GRANDE ÉDITION du mois de février ! Après une mouture collector sortie aux Éditions Montparnasse en novembre 2005 et un DVD Standard trois ans plus tard, le chef d’oeuvre de Francesco Rosi débarque enfin dans ce qu’on peut désormais qualifier d’édition définitive chez Rimini ! Ce somptueux Mediabook comprend le film en DVD et Blu-ray, mais aussi une autre galette DVD consacrée aux 70 minutes de suppléments spécialement concoctés pour cette sortie, que l’on retrouve aussi sur le disque HD. Ce n’est pas tout, puisque Rimini joint aussi un livre conséquent de 80 pages consacré à Main basse sur la ville, comprenant un texte – Francesco Rosi, cinéaste du réel – de l’éminent Jean A. Gili (historien du cinéma, auteur de Francesco Rosi, cinéma et pouvoir), ainsi que des contributions d’Hacène Belmessous (écrivain et chercheur, Dans les bas-fonds de la politique) et Patricia Barsanti (Présidente de la Société Cinématographique Lyre – Coproductrice française du film, Revoir Main basse sur la ville). Si certains propos tenus dans cet ouvrage feront forcément écho avec ce qui est évoqué dans les bonus en vidéo, nous vous conseillons fortement de vous y plonger vu qu’il s’agit sans nul doute d’un des livres les plus riches créés par Rimini Éditions pour l’un de ses titres. On en ressort rassasiés.
Grand ami de Francesco Rosi (d’ailleurs, les deux hommes se tutoyaient et conversaient en français), Michel Ciment, disparu en novembre 2023 et à qui cette édition est d’ailleurs dédiée, revenait en juin de l’année dernière sur Main basse sur la ville (29’). Le critique de cinéma et auteur de Le Dossier Rosi, revenait ici sur l’enfance et le parcours du réalisateur, en évoquant sa rencontre déterminante avec Luchino Visconti, ainsi que ses premiers longs-métrages, jusqu’à Le Mani sulla città. Michel Ciment parle ensuite du lien indéfectible de Francesco Rosi avec sa ville natale, Naples, où il a tourné une bonne demi-douzaine de films, lieu où se situe évidemment l’action de Main basse sur la ville. L’aspect documentaire, les thèmes du film, l’influence du cinéma américain et du néo-réalisme, les partis-pris et les intentions du cinéaste, l’utilisation d’acteurs non-professionnels, le casting, l’accueil de Le Mani sulla città (« un succès de scandale »), la musique, la photographie, le montage, la redécouverte incessante du film (« très actuel, car les problèmes sont les mêmes et transgressent l’actualité ») sont au coeur de cette présentation absolument indispensable pour les cinéphiles.
S’ensuit un autre bonus passionnant, une rencontre entre le génial Frédéric Mercier (journaliste et critique à la revue Positif, chroniqueur dans l’émission Le Cercle sur Canal+) et Paola Palma (maîtresse de conférence en études cinématographiques à l’université Caen-Normandie). 40 minutes menées sans aucun temps mort, où les deux intervenants se renvoient magistralement la balle, conversent autour de ce fascinant objet de cinéma qu’est Main basse sur la ville. Le film (le quatrième de son auteur) est replacé dans la carrière du cinéaste, son fond et sa forme (linéaire et chronologique, un « théorème ») analysés sous tous les angles, tout comme les intentions de Francesco Rosi, l’aspect documentaire, la situation politique, économique et sociale de l’Italie (le fameux Boom), les conditions de tournage (la scène de l’immeuble a été tourné avec sept caméras), le casting, le montage, la sortie et l’accueil du film, sans oublier son influence sur les metteurs en scène et auteurs du monde entier. Un supplément qui complète parfaitement le précédent et donc le souhait des cinéphiles d’en savoir toujours plus.
L’interactivité se clôt sur la bande-annonce.
L’Image et le son
Première restauration en 4K du film par Cinématographique Lyre (Paris) et Titanus (Rome), avec la collaboration du CNC et de la Cinémathèque de Toulouse. Travaux techniques menés par Cinecitta Studios (Rome) et Hiventy (Paris) à partir des éléments négatifs originaux. Main basse sur la ville n’avait sûrement jamais été présenté dans de telles conditions. Les contrastes affichent d’emblée une densité vraisemblablement inédite, les noirs sont profonds, la palette de gris riche et les blancs lumineux. Les arrière-plans sont bien gérés, le grain original est respecté, le piqué est souvent dingue et les détails regorgent sur les visages des comédiens. Une restauration 4K extraordinaire, où aucune scorie n’a survécu au scalpel numérique. L’encodage AVC consolide l’ensemble du début à la fin, le relief des matières palpable. La photo est resplendissante et le cadre, au format respecté, brille de mille feux.
L’éditeur nous propose deux pistes sonores. La grande différence entre les deux mixages réside dans le fait que la version originale est plus dynamique mais légèrement plus sourde au niveau des sons d’ambiance environnants, tandis que la piste française est plus limpide mais moins naturelle. Préférez donc la piste originale, beaucoup plus authentique et qui a su conserver le son direct (chose alors rare dans le cinéma transalpin d’alors), en dehors bien sûr des dialogues de Rod Steiger, intégralement post-synchronisés. Les sous-titres français (non imposés), ceux destinés aux spectateurs sourds et malentendants, ainsi qu’une piste Audiodescription sont également proposés.