ALGUNAS BESTIAS réalisé par Jorge Riquelme Serrano, disponible en DVD le 7 octobre 2022 chez Tamasa Diffusion.
Acteurs : Paulina Garcia, Alfredo Castro, Consuelo Carreño, Gaston Salgado, Millaray Lobos, Andrew Bargsted, Nicolás Zárate…
Scénario : Jorge Riquelme Serrano & Nicolás Diodovich
Photographie : Eduardo Bunster
Musique : Carlos Cabezas
Durée : 1h31
Date de sortie initiale : 2020
LE FILM
Dolores et Antonio, couple de nantis, sont invités sur une île reculée par leur fille Ana, son mari Alejandro et leurs deux adolescents pour concrétiser un projet financier. Les plans tournent court quand ils se retrouvent abandonnés par le gardien de l’île. Désormais sans moyen de communication, les membres de la famille tentent de survivre dans un climat hostile, la tension s’installe et libère de sombres démons…
En tant que spectateurs européens, nous n’avons sans doute pas tous les codes pour déchiffrer totalement Algunas Bestias, deuxième long-métrage de Jorge Riquelme Serrano, très largement diffusé dans les festivals et récompensé entre autres au Havana Film Festival, ainsi qu’au San Sebastián International Film Festival. Pensé comme “un miroir, un portrait de la société chilienne. C’est un film douloureux, naturaliste et urgent, qui s’attache à faire réfléchir le public, d’une manière franche et douloureuse” comme le décrit le réalisateur lui-même, Algunas Bestias s’inspire de L’Ange exterminateur, oeuvre matricielle de toute la filmographie de Luis Buñuel, référence ultime du huis clos dans lequel le cinéaste espagnol naturalisé mexicain s’attaquait à l’un de ses thèmes de prédilection, la bourgeoisie, figée et hypocrite, qui devenait prisonnière de son propre système. Dans Algunas Bestias, la classe aisée est aussi repliée sur elle-même et cette caste va alors perdre le contrôle et le vernis de la bienséance commencer à s’écailler. Dans une unité de lieu, de temps et d’action, comme qui dirait le chaînon manquant entre Théorème de Pier Paolo Pasolini et Festen de Thomas Vinterberg, Jorge Riquelme Serrano observe ses personnages avec l’oeil d’un entomologiste, dilate le temps pour créer une atmosphère lourde et troublante, joue avec les attentes, jusqu’au final très difficile, à ne pas mettre devant tous les yeux. Si l’on ne sait pas trop quoi en penser sur le coup, Algunas Bestias reste en tête, s’enfouit dans la mémoire, la triture, lui fait mal, certaines scènes revenant sans cesse nous hanter. Un cinéaste est né.
Un couple de riches Chiliens, Dolores et Antonio, désire faire construire un luxueux hôtel sur une île isolée qu’ils ont découvert grâce à leur fille et son époux. Impressionnés par le charme du lieu, ils n’hésitent pas à se lancer immédiatement dans leur projet en s’installant sur place. Malheureusement, les plans tournent courts quand ils se retrouvent abandonnés par le gardien de l’île. Désormais sans moyen de communication, les membres de la famille tentent de survivre dans un climat hostile, sans eau ni nourriture, et les premières tensions ne tardent pas à éclater entre eux, chacun s’accusant d’être responsable de la situation…
« Une île, entre le ciel et l’eau,
Une île sans hommes ni bateaux
Inculte, un peu comme une insulte,
Sauvage, sans espoir de voyage,
Une île, une île Entre le ciel et l’eau » (Serge Lama)
Que se passe-t-il quand vous prenez des rats issus d’une même famille et que vous les lâchez dans un labyrinthe ? Jorge Riquelme Serrano s’adonne à cette expérience en ciblant une famille « typique » du Chili, comme dans un jeu des Sept Familles, avec d’un côté les grands-parents, leur fille, leur gendre, leurs deux petits-enfants et un homme à tout faire. Trois générations différentes, des niveaux sociaux distincts, trois visions singulières de l’existence. Dans un espace clos, ces individus vont devoir d’affronter réellement pour la première fois, ou tout du moins écouter ce que les autres ont à dire, puisqu’il n’y a que ça à faire. Progressivement, Algunas Bestias prend l’allure d’une tragédie quasi-expérimentale et fantastique, d’un cauchemar éveillé, dont le point culminant pourra être insupportable pour beaucoup, qui préféreront détourner les yeux et même éviter les dialogues d’une violence déconseillée aux âmes sensibles.
Tous les comédiens sont formidables, en premier lieu Alfredo Castro, acteur fétiche de Pablo Larrain (El Club, No, Santiago 73 post mortem, Tony Manero) et Paulina Garcia (El Presidente de Santiago Mitre, La Fiancée du désert de Cecilia Atan), deux figures phares du cinéma et du théâtre chiliens, sublimes dans la peau des odieux grands-parents, qui observent le reste de leur famille avec cynisme, mépris et condescendance, en pensant que tout leur appartient, que chacun leur est redevable. Le premier élément qui interpelle et qui montre que quelque chose cloche proviendra d’ailleurs de Dolores, l’épouse d’Antonio donc, la mère d’Ana, qui un soir n’hésitera pas à s’en prendre sexuellement à Nicolas. Le lendemain, le quotidien de la famille changera soudainement, suite à la disparition inattendue de celui qui alimentait alors la maison en eau et qui s’occupait de tout dans cette habitation, y compris de la chauffer. Le froid s’installe aussi bien entre les murs de cette demeure qu’entre les personnages où des non-dits, des démons, des rancunes tapis dans l’ombre ne vont pas tarder à surgir. Le calme et la tranquillité de la première partie laissent place à une apnée en eaux troubles, où les piranhas vont se bouffer entre eux, jusqu’au point de non-retour.
Tourné dans l’urgence en une dizaine de jours sur l’île de Chaullín, Algunas Bestias est un constat accablant d’un pays au bord du gouffre (tous les protagonistes représentant les couches de la société chilienne), où le malaise est omniprésent, la saleté et l’innommable également. Ce miroir tendu renvoie alors un reflet universel, qui dépasse les frontières et les langues, pour interroger les audiences du monde entier sur les monstres qui les dirigent, ceux qu’ils engendrent et ceux qui végètent dans leurs entrailles.
LE DVD
Tamasa livre un très bel objet qui prend la forme d’un fin Digipack à deux volets, comprenant le DVD, ainsi qu’un livret passionnant de 16 pages, intitulé Les Faces sombres de l’âme humaine, qui renferme la critique du film écrite par Cédric Lépine pour Mediapart, un entretien avec Jorge Riquelme Serrano, une rencontre avec Alfredo Castro, des notes de production, la bio/filmo du réalisateur et des deux acteurs principaux. Le menu principal est fixe et musical.
Concernant les suppléments, nous démarrons par une rapide introduction (35 secondes) d’Algunas Bestias par Alfredo Castro, en français dans le texte, « un film incroyable et dur, malheureusement sur la réalité du monde… ».
Toujours dans la langue de Molière, le comédien se penche ensuite sur Algunas Bestias durant un petit quart d’heure, « un film très politique sur la famille chilienne ». La psychologie des personnages, les thèmes, la question de la classe sociale, les conditions et les lieux de tournage, les improvisations sont abordés. Enfin, Alfredo Castro se penche un peu plus sur l’insoutenable scène finale, « la plus difficile de ma carrière » dit-il.
Place à Jorge Riquelme Serrano de nous parler de son second long-métrage (12’). La genèse d’Algunas Bestias, ses intentions (« le film est né de l’envie de parler de la société chilienne, d’en peindre le portrait comme un miroir de la société, avec des personnages qui sont tous marqués par des sensations ou vivent des situations liées à un abus ». Le cinéaste évoque aussi les lieux de tournage, le travail avec les acteurs, la présentation d’Algunas Bestias dans les festivals et le désir de dialoguer avec les spectateurs, d’inciter à la réflexion, d’ébranler les consciences.
L’interactivité se clôt sur la bande-annonce.
L’Image et le son
La photo signée Eduardo Bunster est habilement restituée, notamment les partis-pris esthétiques, la colorimétrie oscillant entre le chaud et froid, et un piqué joliment acéré. Les détails sont abondants, la luminosité omniprésente. La gestion des contrastes est équilibrée
Ce n’est pas avec Algunas Bestias que vous dérangerez votre voisinage. Le mixage distille quelques sensibles ambiances, mais demeure essentiellement concentré sur les dialogues, solidement plantés, la balance frontale étant suffisamment riche, surtout sur les scènes en extérieur. Les sous-titres ne sont pas imposés.