LE GRAND COUTEAU (The Big Knife) réalisé par Robert Aldrich, disponible en Combo Blu-ray + DVD + Livret – Édition limitée le 17 janvier 2024 chez Rimini Editions.
Acteurs : Jack Palance, Ida Lupino, Wendell Corey, Jean Hagen, Rod Steiger, Shelley Winters, Ilka Chase, Everett Sloane…
Scénario : James Poe, d’après le pièce de Clifford Odets
Photographie : Ernest Laszlo
Musique : Frank De Vol
Durée : 1h49
Année de sortie : 1955
LE FILM
Charlie Castle, vedette d’Hollywood, a promis à sa femme de ne pas se lier à son producteur Stanley Hoff par un autre contrat. Mais le malheureux, pour ne pas voir exploiter certains faits délicats de sa vie privée, est obligé de revenir sur sa décision. Quand il tente de faire machine arrière, il est trop tard : tous ceux qui ont intérêt à lui nuire sont là, et sa femme, qu’il veut reconquérir, parle de le quitter…
Ce sont des débuts pour le moins fracassants. Imaginez, en l’espace de deux ans, Robert Aldrich (1918-1983) sort sur les écrans Alerte à Singapour – World for Ransom, Bronco Apache – Apache, Vera Cruz, En quatrième vitesse – Kiss Me Deadly et Le Grand Couteau – The Big Knife. Alors qu’il vient de fonder sa société de production, Associates and Aldrich, grâce au triomphe d’En quatrième vitesse, le réalisateur jette son dévolu sur une pièce de théâtre à succès, The Big Knife de Clifford Odets, qu’il souhaitait adapter depuis longtemps. Robert Aldrich a désormais les mains libres pour concrétiser ce projet. Le Grand couteau demeure avec Boulevard du Crépuscule une charge explosive contre Hollywood. Même si, soyons honnêtes, The Big Knife n’arrive pas à la hauteur du chef d’oeuvre de Billy Wilder et n’échappe pas à une certaine théâtralité (nous y reviendrons), le film de Robert Aldrich ne manque pas de virulence envers l’industrie hollywoodienne, mais se montre beaucoup trop bavard, s’étire en longueur et finit même par ennuyer parfois le spectateur. Toutefois, l’intérêt est souvent relancé par des séquences d’une ahurissante cruauté verbale, soutenue par la photo tranchante d’Ernest Laszlo avec qui le cinéaste collabora sept fois dans sa carrière. Le Grand couteau est passé à la postérité grâce à Jack Palance, habituel salaud au cinéma trouvant ici un rôle inattendu de victime à fleur de peau tout en violence contenue, un géant d’1m93 pliant sous le poids d’un chantage malsain, qui n’a pu oublier ses rêves alors brisés, un comédien devenu lâche et dépendant face au système qui le broie littéralement. The Big Knife est une œuvre peu aimable avec ses êtres vicieux et crapuleux, que l’on redécouvre néanmoins à chaque visionnage. Une nouvelle preuve du génie du cinéaste.
Bel-Air, dans la luxueuse résidence de Charlie Castle (Jack Palance), célèbre acteur de cinéma, est à un tournant de sa carrière. Sa femme, Marion (Ida Lupino), est sur le point de le quitter, lui reprochant sa vie dissolue et sa faiblesse envers la presse à scandale et son producteur, le perfide et retors Stanley Hoff (Rod Steiger). Celui-ci survient précisément pour arracher à sa vedette la signature d’un contrat qui le lie à lui pour sept ans. Un chantage l’y aide : Charlie a en effet sur la conscience le meurtre accidentel d’un enfant, alors qu’il conduisait en état d’ivresse et en galante compagnie. L’affaire a été étouffée mais va rebondir à la suite des bavardages d’une figurante sans malice, Dixie (Shelley Winters). Pris entre sa femme qui le pousse à tout quitter et son producteur prêt à toutes les compromissions, Charlie tergiverse.
Dans Le Grand couteau, le contrat signé et liant l’acteur à son producteur omnipotent (inspiré par une synthèse de Louis B. Mayer, Jack Warner et Harry Cohn dixit Robert Aldrich) est un véritable pacte passé avec le diable, magistralement interprété par l’immense Rod Steiger, une fois de plus méconnaissable, pourtant encore au tout début de sa carrière cinématographique et déjà lauréat d’une nomination pour l’Oscar du meilleur acteur dans un second rôle dans le film d’Elia Kazan, Sur les quais. Par sa prestation exacerbée, symbolique de sa formation à l’Actors Studio, Rod Steiger vole la vedette à chaque apparition. Même si la distribution demeure prestigieuse avec d’un côté la merveilleuse Ida Lupino (qui venait elle aussi de passer derrière la caméra et qui allait devenir rare au cinéma par la suite), le formidable Wendell Corey (Le Tueur s’est évadé, Fenêtre sur cour, Les Anges marqués), l’inoubliable Jean Hagen (Panique année zéro, Chantons sous la pluie, Quand la ville dort) et la légendaire Shelley Winters (alors entre La Nuit du chasseur – The Night of the Hunter de Charles Laughton et Le Coup de l’escalier – Odds Against Tomorrow de Robert Wise, excusez du peu), Le Grand couteau reste dans les mémoires avant tout pour Jack Palance, qui collaborera encore deux fois avec Robert Aldrich pour les sublimes Attaque – Attack et Tout près de Satan – Ten Seconds to Hell.
Au cours de ses cinq années de carrière au cinéma, le comédien a déjà été nommé deux fois à l’Oscar du meilleur acteur dans un second rôle pour Le Masque arraché (1952) et L’Homme des vallées perdues (1953). L’acteur d’origine ukrainienne, né Volodymyr Palahniuk, s’éloigne de ses rôles ambigus et inquiétants et compose un personnage tout en intériorité, dont le trouble se lit sur son visage anguleux et émacié, aux pommettes saillantes, dont les yeux enfoncés dissimulent un mal-être aussi insondable que brutal. La charge pamphlétaire de Robert Aldrich ne s’applique pas uniquement au monde du cinéma, mais dans l’universalité, où la liberté de l’homme à disposer de son libre-arbitre ou de son droit de retrait est bafouée sur l’autel du profit par des dirigeants sans scrupules. Ce sont ces thèmes que le cinéaste décortiquera à travers ses films, le rapport entre dominé et dominant, le renoncement aux idéaux, sans oublier évidemment la face cachée du monde du spectacle.
La performance bouleversante de Jack Palance, la fragilité de son personnage (qui prendra conscience de sa veulerie et du milieu corrompu dans lequel il n’est qu’un pion) et la séquence finale s’impriment sans mal dans les synapses cinéphiles. Quasi-huis clos, étouffant, Le Grand couteau évite de tomber systématiquement dans le théâtre filmé. La mise en scène est sans cesse inventive, les cadres remarquables, le réalisateur distille un suspense qui joue avec les nerfs des spectateurs, la caméra est très souvent en mouvement et pour cause puisque les protagonistes sont en représentation en permanence. Avec son montage virtuose et sec (par le collaborateur fidèle Michael Luciano), Aldrich déjoue les attentes, étire ou au contraire contracte le temps. Malgré des critiques positives, le film sans concession, provocateur, amer et extrêmement radical de Robert Aldrich (qui lui vaudra des démêlés avec la censure, malgré la fin du maccarthisme) est un échec commercial mais sera récompensé par le Lion d’Or au Festival de Venise en 1955.
LE BLU-RAY
Quinze ans après son apparition dans les bacs en DVD chez Carlotta Films, Le Grand couteau renaît de ses cendres en Combo Blu-ray + DVD chez Rimini Éditions. Les deux disques reposent dans un boîtier classique de couleur bleue, glissé dans un fourreau cartonné, arborant un visuel efficace. Le menu principal est animé et musical. Dans le boîtier, vous trouverez un livret de 32 pages signé Christophe Chavdia et made in Bubbelcom, qui propose un retour complet (mais néanmoins redondant avec les suppléments en vidéo) sur Le Grand couteau, mais aussi sur la carrière et la vie du dramaturge Clifford Odets, sur la pièce de théâtre The Big Knife, ses thèmes et bien sûr sur son adaptation cinématographique par Robert Aldrich.
Rimini Éditions et Bubbelcom s’associent à nouveau et ont rencontré une nouvelle fois l’excellent Jacques Demange, critique cinéma à la revue Positif (21’). Nous sommes désormais habitués au style de ce dernier et chaque fois enthousiasmés par ses interventions toujours denses, argumentées et réfléchies. Vous en saurez beaucoup plus, pour ne pas dire tout, sur Le Grand couteau. La pièce de théâtre originale de Clifford Odets, les thèmes du film (la critique du cinéma hollywoodien, mais pas que), les intentions de Robert Aldrich et les partis-pris (respecter l’unité spatio-temporelle de la pièce pendant quasiment la totalité du métrage), la carrière du réalisateur, la mise en scène, le casting, l’accueil de The Big Knife sont entre autres les sujets abordés au cours de cette remarquable intervention.
C’est au tour de Frank Lafond, historien du cinéma et essayiste, de donner son avis sur Le Grand couteau, pour le compte de Rose Night Production (30’30). Celui-ci, déjà présent sur le Blu-ray de Tout près de Satan, croise à la fois le fond et la forme de The Big Knife. Les débuts au cinéma de Robert Aldrich sont abordés et le film replacé évidemment dans son contexte. Les conditions de tournage (avec anecdotes à l’appui), l’adaptation (fidèle) de la pièce de Clifford Odets, les thèmes, le casting, les décors et la sortie du film sont longuement passés en revue.
En plus de la bande-annonce, Rimini Éditions a pu mettre la main sur un document précieux, la présentation du film et du casting par Jack Palance lui-même, sur le plateau, le tout filmé par Robert Aldrich à l’aide d’un prompteur (5’). Jack Palance passe ensuite le relais à sa partenaire Ilka Chase, qui elle évoque le quartier de Bel-Air où se déroule l’histoire. Quelques images rapides de tournage. À noter que ce bonus n’est pas sous-titré.
L’Image et le son
Il s’agit de toute évidence d’une récente restauration. Néanmoins, si les contrastes sont denses, l’image suffisamment lumineuse et que la copie a subi un dépoussiérage éloquent (les fréquentes tâches, les points blancs, les scories et les poussières qui émaillaient le master Carlotta ont été éradiqués), l’étalonnage est parfois changeant au cours d’une scène. La texture argentique manque souvent à l’appel (à quelques exceptions) et la copie s’avère étonnamment et anormalement lisse. Cela entraîne un rendu de temps en temps artificiel des gros plans, alors très nombreux comme d’habitude dans le cinéma de Robert Aldrich. Blu-ray au format 1080p, N&B riche et varié offrant une large palette de gris.
La piste anglaise est correcte et propre, mais les voix des comédiens manquent singulièrement de vigueur. Un souffle se fait ressentir durant les (rares) silences, mais la piste originale est plus naturelle que la version française qui mise essentiellement sur les dialogues au détriment des ambiances annexes. La scène de la plage démontre la plus grande qualité de la version originale sur la française avec des effets plus vifs, relégués loin derrière les dialogues dans la langue de Molière. Les deux options acoustiques sont acceptables. Notons enfin qu’une scène jamais doublée en français, passe automatiquement en VOSTF.