LA CHASSE (Cruising) réalisé par William Friedkin, disponible en Combo Blu-ray + DVD – Édition Limitée le 19 janvier 2022 chez Colored Films.
Acteurs : Al Pacino, Paul Sorvino, Karen Allen, Richard Cox, Don Scardino, Joe Spinell, Jay Acovone, Randy Jurgensen…
Scénario : William Friedkin, d’après le roman de Gerald Walker
Photographie : James A. Contner
Musique : Jack Nitzche
Durée : 1h42
Année de sortie : 1980
LE FILM
Plusieurs crimes sont perpétrés à New York sur des homosexuels adeptes de pratiques sado-masochistes. Steve Burns, un jeune policier, est chargé de l’enquête et doit, pour ce faire, infiltrer le milieu gay de Greenwich Village…
Après French Connection (1971), récompensé par cinq Oscars, deux BAFTA et trois Golden Globes, puis L’Exorciste (1973), deux Oscars et quatre Golden Globes, William Friedkin peut faire tout ce qu’il souhaite à Hollywood. Cela va être le cas, mais rien ne va se passer comme prévu. Le Convoi de la peur – Sorcerer est un échec commercial très grave, qui sort dans l’ombre d’un certain Star Wars. Le temps fera son affaire, mais pour l’heure, le réalisateur doit absolument se refaire une santé au box-office. Pour ce faire, il accepte de prendre les manettes de Têtes vides cherchent coffres pleins – The Brink’s Job, comédie policière inspirée par un fait divers réel, avec un casting quatre étoiles, Peter Falk, Peter Boyle, Warren Oates, Gena Rowlands et Paul Sorvino. Mais cette fois encore, le public ne répond pas à l’appel. Le producteur Jerry Weintraub (Nashville de Robert Altman) lui propose alors la transposition du roman Cruising (Piège à hommes en France) de Gerald Walker (journaliste criminel au New York Times), publié en 1970, qui narre l’histoire d’un policier infiltré, à la recherche d’un tueur en série qui sévit dans le milieu gay sado-maso new-yorkais. Mais William Friedkin rechigne, trouvant que le livre a déjà vieilli. Certains éléments récents, quelques histoires sordides de corps ou de membres repêchés, vont toutefois éveiller sa curiosité et le cinéaste décide finalement de lier ces événements à l’intrigue du roman, tout en commençant à se documenter sur le milieu dans lequel se déroulerait le film. La suite, les cinéphiles la connaissent plus ou moins. Le tournage de Cruising – La Chasse est marqué par l’omniprésence d’activistes homosexuels, qui manifestent et perturbent les prises de vue, pensant que comme des gays sont tués dans le film, celui-ci ne peut être qu’homophobe. Au coeur de la controverse car acteur principal, Al Pacino est menacé et escorté par des gardes du corps. Il ne participera pas à la promotion de Cruising à sa sortie et gardera un souvenir amer, autant du tournage que du montage final de William Friedkin, qu’il accuse d’avoir trahi son personnage. Quarante ans après, La Chasse est probablement devenu l’un des opus préférés du réalisateur de la part des passionnés de cinéma. Véritable plongée asphyxiante et foncièrement ambiguë dans un monde interlope, complètement méconnu à l’époque, Cruising est un film peu aimable et très dérangeant, il le sera d’ailleurs toujours. Pourtant, thriller admirable, politiquement incorrect, qui malmène constamment le spectateur en l’emmenant sur un territoire où il n’a aucun repère, La Chasse est un film vers lequel on n’a de cesse de revenir, car il s’en dégage un mystère insondable, et lorsque l’on pense en avoir saisi la teneur, le regard face caméra d’Al Pacino réinitialise pour ainsi dire nos analyses et réamorcent nos certitudes. Chef d’oeuvre.
La police new-yorkaise enquête sur deux meurtres sauvages d’homosexuels appartenant à la tendance sado-masochiste, qu’elle pense être dus au même tueur. Le capitaine David Edelson (Paul Sorvino), chargé de l’affaire, propose à un jeune policier en uniforme, Steve Burns (Al Pacino) – qui possède les caractéristiques physiques des victimes – d’infiltrer la communauté SM gay de Meatpacking District. Comme il ambitionne de devenir « enquêteur », Steve, voyant la possibilité d’une rapide promotion, accepte, en dépit du danger qu’il encourt et de ses appréhensions, de découvrir le coupable. Alors que Nancy (Karen Allen), sa petite-amie, le questionne sur ses derniers changements, il garde le mutisme qui est de règle. Installé dans un appartement de Greenwich Village sous une fausse identité, Steve sympathise avec son nouveau voisin Ted Bailey (Don Scardino), puis fréquente toutes les nuits les lieux de rendez-vous homosexuels : bars, discothèques, boîtes de nuit, jardins publics. L’assassin, habillé d’un blouson de cuir à pièces métalliques cliquetantes, porteur d’une casquette de motocycliste et le visage dissimulé derrière des lunettes de soleil, frappe par deux fois encore. Soupçonnant un nommé Skip Lee (Jay Acovone), Steve l’attire dans un hôtel où ses collègues policiers interviennent pour arrêter les deux hommes. Mais le piège tendu était inutile : Skip, après un interrogatoire humiliant, est disculpé par ses empreintes.
Y a-t-il plusieurs tueurs dans Cruising ? Si oui, agissent-ils ensemble ? Al Pacino devient-il un tueur à la fin du film ? Ou a-t-il déjà tué avant ce regard glaçant qui clôt La Chasse, qui semble s’interroger lui-même sur sa propre psyché, qui paraît aussi demander au public ce qu’il est devenu après cette enquête, tout en questionnant celui qui l’observe sur sa propre personnalité ? Beaucoup de questions demeurent en suspens quand le générique de fin explose et nous n’aurons probablement jamais les réponses, selon le bon souhait de William Friedkin. Ce dernier aura toujours déclaré qu’il préférait laisser les spectateurs réfléchir, plutôt que de leur expliquer. Sans doute ne connaît-il pas l’issue lui-même ou que les quarante minutes laissées sur le banc de montage auraient pu éclairer certaines lanternes. Toujours est-il que Cruising reste un de ces rares longs-métrages que nous redécouvrons sans cesse à chaque visionnage.
On ne peut être qu’admiratif devant cette entreprise (dé)culottée, qui bouleverse les sens des spectateurs autant que ceux de son personnage principal, qui n’est pas là pour caresser dans le sens du poil, mais plutôt pour les arracher en faisant le plus de mal possible. Certaines séquences de La Chasse font partie des plus insoutenables du cinéma de William Friedkin, à l’instar de celle où le tueur (ou l’un des tueurs, c’est selon), attache celui avec lequel il vient de coucher, les mains dans le dos, le menaçant avec son couteau, avant de le coucher sur le ventre et de le poignarder à plusieurs reprises dans le dos. Une vraie séquence de film d’épouvante, plus traumatisante que n’importe quelles scènes de L’Exorciste, car plus réaliste, plus crue, sans effets ostentatoires, mais avec une frontalité qui met encore aujourd’hui particulièrement mal à l’aise.
Une dizaine d’années auparavant, William Friedkin s’était déjà penché sur la communauté homosexuelle avec Les Garçons de la bande – The Boys in the Band (1970), adapté de la pièce éponyme à succès de Mart Crowley, première pièce gay intentionnellement écrite. Sans tabou et en totale liberté, le cinéaste respectait l’oeuvre originale et les dialogues réalistes mais provocateurs (pour l’époque) sous l’égide de l’auteur lui-même, en reprenant l’intégralité du casting de la pièce, tout en s’emparant habilement de l’histoire, pour livrer au final une comédie-dramatique saisissante et percutante, justement considérée comme l’un des premiers jalons du cinéma gay. Dans Cruising, le passé de documentariste de William Friedkin lui sert pour dépeindre le milieu et le décor dans lequel se déroulent le récit. On reste pantois devant la mise en scène sans cesse inspirée, l’utilisation magistrale et intelligente de l’espace, du temps (quand on voit Steve sombrer petit à petit et se transformer devant les yeux des spectateurs), des mouvements de caméra et du montage. Les comédiens sont tous exceptionnels, Al Pacino en tête bien sûr, mais également l’imposant Paul Sorvino dans la peau du capitaine Edelson, qui se rendra compte malheureusement trop tard du monstre qu’il a créé. Les personnages sont d’une complexité rare dans le cinéma « grand public » hollywoodien, le rythme soutenu, la photo soignée, tandis que le cinéaste y fait preuve une fois de plus de son affection pour l’humour noir.
Cruising – La Chasse est un récit initiatique sombre, troublant, poisseux, qui sent le foutre, le cuir et le lubrifiant, qui choque toujours autant et avec lequel le cinéphile aura à jamais un rapport amour/haine, le plus ambigu, le plus confus, celui dont il ne pourra se passer. Comme il n’aura de cesse de le faire, avec sa virtuosité intacte, son goût pour l’outrance et des personnages souvent oubliés dans l’Amérique contemporaine, son humour vénéneux allié aux séquences violentes et presque irrespirables, William Friedkin fait part de sa vision pessimiste de la nature humaine, n’épargne rien ni personne, pas même les spectateurs parmi lesquels certains risquent de détourner momentanément le regard. Le pire, c’est qu’on en redemande.
LE COMBO BLU-RAY + DVD
Près de quinze ans après une édition DVD (aujourd’hui épuisée) sortie chez Warner en novembre 2007, Cruising – La Chasse revient aujourd’hui en édition limitée Combo Blu-ray + DVD chez Colored Films. Un boîtier Digipack qui contient entre autres un livret de 32 pages, rédigé par Marc Toullec. Le menu principal est animé et musical.
Le commentaire audio de William Friedkin n’était pas sous-titré sur le DVD Warner…et il ne l’est pas non plus ici. Toutefois, ce n’est pas très grave, car celui-ci passe le plus clair de son temps à paraphraser ce qui se déroule à l’écran durant près de deux heures. Quand il se souvient qu’il doit donner quelques informations sur son film, les diverses anecdotes glanées ici et là sont entendues dans les bonus vidéo. Donc pas de regret.
La version d’origine de Cruising est proposée en basse définition. Cela permettra de faire un comparatif entre cette version plus crue (et que nous préférons largement) que celle bidouillée par William Friedkin et son glaucome.
A l’occasion de cette sortie, ESC Editions est allé à la rencontre de Philippe Rouyer, critique et historien du cinéma, qui nous présente ici La Chasse – Cruising (27’). Celui-ci replace parfaitement ce film longtemps mal aimé dans la carrière de William Friedkin, même si l’essentiel des arguments avancés semble directement repris des documentaires entendus au cours des bonus réalisés par Laurent Bouzereau, repris sur ce Blu-ray. Philippe Rouyer explique aussi pourquoi, il est plus évident avec quarante ans de recul, que Cruising est un VRAI film de William Friedkin, que la critique et les spectateurs de l’époque n’avaient sans doute pas l’habitude d’être plongés dans le milieu sado-maso gay au cinéma. Il passe ainsi en revue la polémique survenue au moment du tournage (« le film en porte d’ailleurs les stigmates » selon lui), les conditions de prises de vue, les thèmes de La Chasse qui rejoignent ainsi ceux déjà explorés par le cinéaste dans ses autres opus (la frontière entre le bien et le mal), le travail de documentation du réalisateur et la préparation de Cruising (tourné en décor naturel dans les deux grandes boites gay SM new-yorkaises de l’époque), la représentation des actes sexuels à l’écran, le casting (Richard Gere avait donné son accord, avant qu’Al Pacino s’empare et ne lâche plus le scénario), avant d’analyser le fond et la forme, tout en donnant sa propre interprétation de la dernière scène qui demeure toujours aussi troublante.
Plus originaux sont les commentaires de Didier Roth-Bettoni, journaliste, historien du cinéma lesbien, gay, bisexuel, trans, queer, intersexe et asexuel (14’). L’auteur de L’Homosexualité au cinéma (éd. La Musardine, 2007) et Le Cinéma français et l’homosexualité (éd. Danger Public, 2009) dissèque « le seul film hollywoodien majeur à prendre l’homosexualité pour thème principal », en abordant la raison des débats, des diverses polémiques et manifestations survenus au moment du tournage de Cruising. Didier Roth-Bettoni évoque la libération de la sexualité des homosexuels à la fin des années 1970, « une parenthèse enchantée qui prendra fin avec l’arrivée du SIDA », et qui allait entraîner une « crispation très forte dans la société américaine ». Ensuite, il explique pourquoi La Chasse est une œuvre représentative de son auteur, notamment dans le réalisme, pour ne pas dire le côté documentaire, propre au cinéma de William Friedkin. Les décors du film, les partis-pris et les intentions du réalisateur (laisser planer le doute et l’ambiguïté du début à la fin sur ce que le spectateur voit), la séquence finale (où tout prend un autre sens potentiel à travers le regard du personnage) et bien d’autres éléments tout aussi passionnants sont au programme de ce module.
L’éditeur reprend ensuite les deux bonus déjà présents sur l’édition Warner de 2007, L’Histoire de Cruising (21’) et Exorciser Cruising (22’30) qui reprennent pour ainsi dire tout ce qui a été entendu au cours des nouveaux suppléments, mais de façon plus étendue et où les arguments sont cette fois avancés par William Friedkin lui-même, le conseiller technique Sonny Grosso (ancien lieutenant au Narcotic Bureau de New York où il luttait contre la French Connection et qui a inspiré le personnage de Popeye, incarné par Gene Hackman), le producteur Jerry Weintraub, le directeur de la photographie James A. Contner (qui aurait voulu que le film soit tourné en N&B), l’ancien officier de police Randy Jurgensen (qui a inspiré le rôle d’Al Pacino dans Cruising), le monteur Bud S. Smithn ainsi que les comédiens Richard Cox, Don Scardino, Gene Davis, James Remar et Jay Acovone. Tous s’expriment sur la genèse de Cruising – La Chasse, la préparation du film, le travail de documentation du réalisateur, les faits divers ayant étoffé le scénario et l’adaptation du roman de Gerald Walker (proposée à Brian De Palma, qui avait finalement refusé pour se mettre à Pulsions), les lieux de tournage, le casting, le travail sur le son, les problèmes avec la censure, l’accueil – essentiellement négatif – de la critique, la musique de Jack Nitzsche, les difficiles conditions de tournage…Si l’on ajoute à tout cela quelques séquences commentées, vous obtenez de formidables documentaires réalisés par l’expert Laurent Bouzereau.
L’interactivité se clôt sur la bande-annonce.
L’Image et le son
Bon…on ne va pas se mentir, William Friedkin a encore sévi et a bousillé son propre film. Le cinéaste n’en est pas à son coup d’essai, mais il a eu cette fois la main lourde, à tel point que le master HD restauré 4K à partir du négatif original présenté ici risque d’entraîner moult débats auprès des puristes. Comme l’a toujours indiqué le directeur de la photographie James A. Contner (Incidents de parcours de George A. Romero, Un flic aux trousses de Jeff Kanew, Les Faucons de la nuit de Bruce Malmuth), celui-ci aurait voulu faire Cruising en N&B, mais a dû se résoudre à faire « un film en N&B en couleur » en jouant notamment sur les ambiances sombres et nocturnes bleutées. Mais alors là…la copie est identique à celle éditée par Arrow en 2019, qui a fait couler beaucoup d’encre. Et il semble que ça soit également le cas sur l’image présente, qui nimbe entièrement les personnages dans des lueurs bleutées du plus mauvais effet, renforçant également les couleurs vertes, jaunes et rouges, qui donnent l’impression que les protagonistes arborent souvent un lipstick mal étalé, qui bave même sur certains plans. William Friedkin a fait joujou avec sa palette chromatique et devrait très sincèrement prendre rendez-vous chez son orthoptiste. Et surtout, SURTOUT, la texture argentique est totalement absente. Le réalisateur a pris les manettes du DNR comme celles d’un rouleau compresseur et a complètement dénaturé son long-métrage, lui donnant une artificialité du plus mauvais effet, comme si Cruising avait été tourné récemment en numérique. Le master HD est propre et stable, rien à redire là-dessus, mais le gommage a sans doute pris le grain 35mm pour des parasites ou des poussières et tout a été lissé, limé, éradiqué. Cela conduit aussi à un rendu tantôt rougeaud, tantôt cireux des visages des comédiens, des contrastes malmenés avec des noirs constamment bouchés et un piqué trop affûté pour être honnête. « C’est terrible, c’est affreux » (air connu), cela peut plaire hein, nous n’en doutons pas, mais personnellement, et nous rejoignons ainsi une large majorité sur internet, c’est un véritable bâclage, du même acabit que celui que nous détaillions dans notre chronique sur le 4K de Terminator 2, le jugement dernier.
Non seulement William Friedkin s’est déchaîné sur l’image, mais il a aussi voulu faire mumuse avec le son. Cruising est présenté en version originale DTS-HD Master Audio 5.1, mixage supposé renforcer l’immersion des spectateurs dans le film…mais il n’en est rien. Certes, les bruits de chaîne et de cuir sont bel et bien présents, mais honnêtement la scène latérale peine à environner le spectateur, et quand c’est le cas l’ensemble demeure furieusement artificiel, avec des ambiances finalement peu dynamiques et une spatialisation musicale resserrée. Dommage de ne pas retrouver la piste anglaise Mono 2.0, qui suffisait très largement à La Chasse. En revanche, point de remixage superflu pour la version française et son doublage rigolo, où Bernard Murat double Al Pacino et Pierre Arditi, Richard Cox.