Test Blu-ray / John Ford – Premiers westerns : Du sang dans la prairie + Le Ranch Diavolo + À l’assaut du boulevard

DU SANG DANS LA PRAIRIE + LE RANCH DIAVOLO + À L’ASSAUT DU BOULEVARD (Hell Bent + Straight Shooting + Bucking Broadway) réalisés John Ford, disponible en Édition Limitée Blu-ray et DVD le 5 octobre 2022 chez Rimini Editions.

Acteurs : Harry Carey, Molly Malone, Duke R. Lee, Vester Pegg, Neva Gerber, George Berrell, Ted Brooks, L.M. Wells…

Scénario : John Ford, Harry Carey & George Hively

Photographie : Ben F. Reynolds

Durée : 53′ + 1h02 + 52′

Date de sortie initiale : 1917-1918

LES FILMS

John Martin Feeney aka John Ford (1894-1973). Plus de 140 films réalisés entre 1917 et 1965, dont plus d’un tiers serait définitivement perdu. Subsistent trois westerns mis en scène par celui qui était alors dans l’ombre de son frère Francis et qui se faisait encore appeler Jack, à savoir Le Ranch Diavolo Straight Shooting (le plus ancien film de son auteur retrouvé à ce jour, le sixième de sa carrière et son premier d’une durée de cinq bobines), À l’assaut du boulevardBucking Broadway et Du sang dans la prairieHell Bent, tous mis en boite à quelques semaines d’intervalle et qui ont pour particularité d’être interprétés par le même comédien, Harry Carey. À la fois témoignage et curiosité, ces œuvres sont avant tout de véritables trésors pour les cinéphiles chez qui John Ford tiendra toujours une place indétrônable.

Le Ranch Diavolo (1917) : Harry met ses talents de fin tireur au service d’un syndicat d’éleveurs qui tente d’imposer sa loi aux fermiers. Il se sent néanmoins mal à l’aise lorsqu’il découvre de quelles peu recommandables méthodes se servent ses nouveaux patrons. Ainsi, Thunder Flint, qui veut absolument se débarrasser de Sims, le fermier, lui envoie à tour de rôle deux de ses séides, Sam et l’infortuné Harry. Ceux-ci, malheureusement, ne peuvent s’acquitter de leur mission, tombant amoureux de Joan, la fille de Sims. Sam et Harry se mettent alors au service du clan des fermiers…

À l’assaut du boulevard (1917) : Cheyenne Harry travaille dans le ranch de Ben Clayton, à Fortune, dans le Wyoming. Epris d’indépendance, il rêve d’autres cieux, mais se laisse tout de même prendre au charme d’Helen, la fille de Clayton. Bien décidé à l’épouser, il construit pour elle une maison et lui offre un coeur, qu’il a taillé dans le bois. Malheureusement, Helen s’amourache de Thornton, un maquignon venu de la ville…

Du sang dans la prairie (1918) : Un romancier recevant une lettre de lecteur lui demandant de dépeindre un héros ordinaire, ni bon ni mauvais, contemple une toile de Frederic Remington intitulée A Misdeal. La toile s’anime sous ses yeux et on assiste à une violente dispute à l’issue d’une partie de cartes que vient de quitter précitemment Cheyenne Harry, joueur (et tricheur) invétéré. Harry arrive à Rawhide où il se lie d’amitié avec Cimmaron Bill. Il prend la défense de Bess Thurston lorsque la jeune femme fait, sur les instances de son frère, ses débuts de danseuse dans un saloon. Alors qu’il tente d’empêcher des bandits de forcer le coffre fort de la banque, il reconnaît le frère de Bess parmi les cambrioleurs et renonce à intervenir. Beau Ross, le chef de la bande, enlève la jeune femme.

Bien sûr, il serait facile voire attendu de dire que cet échantillon de coups d’essais derrière la caméra du jeune John Ford (il n’a que 23 ans…et encore ses deux yeux) annonce ses plus grands chefs d’oeuvre. Pourtant, la beauté picturale (influencée par des tableaux, comme l’expose l’introduction de Hell Bent), le souffle épique, le montage frénétique (la bataille finale du Ranch Diavolo laisse pantois) et cette liberté de ton laissent sans voix. Il y a aussi le soin apporté au cadre, l’omniprésence de la profondeur de champ, le désir d’embarquer le spectateur vers un ailleurs, tout en l’impliquant émotionnellement et intellectuellement, dans le sens où John Ford, remplissant son format carré, fait confiance à son audience pour capturer une action qui n’apparaît pas forcément au centre de l’image, mais dont l’amorce peut poindre dans un coin reculé, pour se rapprocher d’un protagoniste, créant ainsi une tension, une attente, un suspense.

C’est aussi là que débarque le personnage de Cheyenne Harry, présent dans les trois films, incarné par Harry Carey (1878-1947), figure emblématique du western, star incontestée du cinéma hollywoodien de l’époque (et des studios Universal) et par ailleurs référence avouée de John Wayne, fan inconditionnel, dont il s’inspirera à moult reprises, y compris lors du final légendaire de La Prisonnière du désertThe Searchers (1956). La collaboration entre Harry Carey et John Ford ne s’étalera que sur trois années et une vingtaine d’opus (et tout autant de succès au box-office), dans lesquels le comédien jouera essentiellement Cheyenne Harry. Paradoxalement, alors que le statut d’Harry Carey décline au début des années 1920 en raison d’une rude concurrence, celui de John Ford se déploie encore plus. Mais pour l’heure, partir à la découverte du Ranch Diavolo, d’À l’assaut du boulevard et de Hell Bent s’accompagne d’une grande et réelle émotion, doublée d’un voyage de plus de cent ans en arrière.

On suit ainsi Cheyenne Harry, hors-la-loi dont la tête est souvent mise à prix, défendre de modestes fermiers, menacés d’expulsion par un riche propriétaire de ranch (alors que ce dernier l’avait engagé pour s’en débarrasser dans un premier temps, mais « certaines missions sont trop sales »), ou bien Cheyenne, tricheur invétéré, tomber amoureux d’une jeune femme (la plupart du temps incarnée par Molly Malone, ou de façon moins convaincante par Neva Gerber dans Hell Bent) dont le frère s’est acoquiné avec une bande de gangsters, ou enfin Cheyenne, homme travaillant dans un ranch, où il s’éprend de la fille du propriétaire (il y a aussi des hommes droits et bons dans cette catégorie), qui elle décide de partir avec un marchand de chevaux de passage dans la ville.

John (ou Jack c’est selon) Ford et Harry Carey ont pour ambition de faire évoluer la figure du cowboy, moins héroïque et propre sur lui qu’attendu, chichement vêtu, crasseux, limite alcoolique, coincé entre le bien et le mal, dont l’espoir de rédemption arrivera souvent sous la forme d’une jeune femme innocente, pour qui Cheyenne sera prêt à racheter ses fautes et à mettre son courage au service de la veuve et de l’orphelin, ou comme c’est le cas dans Le Ranch Diavolo, en se joignant aux fermiers qu’il devait expulser, afin de résister aux attaques de Flint. Les scénarios écrits par George Hively (futur monteur L’Impossible Monsieur BébéBringing Up Baby de Howard Hawks, Elle et luiLove Affair de Leo McCarey), ou par John Ford et Harry Carey eux-mêmes, s’évertuent à mélanger les genres, en apportant quelques touches d’humour (la première apparition de Cheyenne dans Le Ranch Diavolo vaut son pesant, ou la façon de débarquer à cheval dans le saloon et dans la chambre dans Du sang dans la prairie) à un récit dramatique et romanesque, en intégrant de la violence inattendue après une scène tendre, en lorgnant vers le slapstick comme au cours de la bagarre mémorable qui clôt À l’assaut du boulevard. Ce dernier anticipe la recette de la rom-com américaine, en s’éloignant du western (l’action est alors contemporaine, les chevaux se mêlent aux automobiles), en élargissant à la fois un genre et en s’adressant à un public plus familial.

Magnifiquement photographiés par Ben F. Reynolds, qui travaillera avec John Ford sur une bonne douzaine de westerns et qui signera plus tard la photo des Rapaces d’Erich von Stroheim, ces trois moyens métrages, on peut d’ailleurs parler de long-métrage pour Le Ranch Diavolo qui dure un peu plus d’une heure, foudroient par leur sens esthétique et plastique, l’immensité des paysages étant systématiquement mise en valeur, réduisant les hommes à l’état de lilliputien, écrasés par la magnificence du ciel. Mais John Ford est déjà le cinéaste de l’intime. Il se focalise sur le visage de ses acteurs, n’hésitant pas à accentuer – sans aucune emphase – certains traits via le contraste de la photographie, créant ainsi une intensité dramatique, plutôt que d’avoir recours aux cartons pour surligner ce qui se déroule à l’écran. L’intérêt et l’empathie pour les protagonistes ne sont donc pas parasiter par les panneaux écrits, John Ford misant sur la continuité de l’histoire, en laissant le temps à ses comédiens d’échanger les sentiments directement avec une audience en la regardant souvent droit dans les yeux.

Tout est encore en gestation évidemment, mais tous les ingrédients sont présents, John Ford cherchant, expérimentant avec ce qu’il a sous la main, en imposant sa vision malgré les balises imposées par Universal, à l’instar d’un happy-end peu crédible du Ranch Diavolo. Mais John « Jack » Ford a le temps. En l’état, ces premiers travaux, qui ne sont aucunement des brouillons, sont déjà fascinants, ne serait-ce qu’au niveau des fusillades (dont un duel au fusil dans Le Ranch Diavolo) et des cavalcades.

LE BLU-RAY

C’est un événement. Rimini Editions a pu mettre la main sur les trois plus anciens films réalisés par John Ford. L’éditeur réunit ces trois œuvres sur deux Blu-ray, disposés dans un boîtier classique de couleur bleue, glissé dans un fourreau cartonné. Le visuel de la jaquette est issu du film Du sang dans la prairie. Les menus principaux sont animés et musicaux. Rimini Editions reviendra très prochainement à John Ford avec son Édition Collector Blu-ray + DVD de L’Homme tranquille, dont nous parlerons très prochainement !

Chaque opus s’accompagne d’une présentation de Nachiketas Wignesan (55’ au total). Le professeur d’Histoire du cinéma à l’Université de Paris III et Paris I replace brillamment chaque film dans son contexte, évoque la relation entre « Jack » et son frère Francis, son modèle, dont il va petit à petit sortir de l’ombre, jusqu’à le dépasser et devenir le cinéaste de renommée internationale que l’on connaît. La figure du héros chez John Ford (un personnage avec des failles, presque un clochard, lancé sur le chemin de la rédemption), qui commence déjà à apparaître dans ses premiers travaux, la genèse des trois films, le cadre, les références picturales, l’importance de la nature et des paysages, les rapports avec le spectateur (que John Ford cherchait constamment à surprendre), la collaboration du réalisateur avec Harry Carey, la modernité du montage, le mélange des genres, l’évolution du western à la fin des années 1910, la photographie quasi-expressionniste, le thème de la civilisation pervertie par le mal (ou le mal qui fourvoie la nature heureuse) et celui de l’amour…tous ces sujets sont abordés dans ces modules, y compris dans le livret de 32 pages, intitulé Tirs groupés et galops d’essai et écrit par le même Nachiketas Wignesan, qui reprend pour ainsi dire les mêmes propos.

L’Image et le Son

Du sang dans la prairie est revenu à la vie en 1966, des bobines ayant été retrouvées dans les fonds du Narodni Filmovy Archiv, autrement dit les Archives nationales du film de Tchécoslovaquie. Les éléments du Ranch Diavolo proviennent de la Library of Congress et de Museum of Modern Art de New York, quelques éléments restant inexorablement manquants, sans que cela n’entraîne de soucis de compréhension. Quant à Bucking Broadway, quatre bobines qui prenaient la poussière sous le titre Un drame au Far West ont été sauvées en 1970 aux Archives Françaises du film, la restauration datant du début des années 2000. Concernant le seul long-métrage du lot et Du sang dans la prairie, la restauration 4K réalisée par Universal est admirable et très impressionnante. Évidemment, des rayures verticales subsistent, mais le cadre est stable, les contrastes ébouriffants, le N&B lumineux, les détails riches, le piqué inattendu et la texture argentique aussi préservée que bien gérée. Il faut réellement se pincer pour croire que l’on a devant les yeux des images de plus d’un siècle. Tous les panneaux ont vraisemblablement été recréés « à l’ancienne ». À l’assaut du boulevard est plus singulier dans le sens où le film apparaît teinté en jaune et bleu. La restauration (également de très haut niveau) a donc été effectuée aux Archives Françaises du Centre National de la Cinématographique Blu-rays au format 1080p.

À l’assaut du Boulevard est présenté sans accompagnement musical. En revanche, pour les deux autres films, le spectateur bénéficie d’une remarquable, dynamique et claire piste 2.0. Le confort est largement assuré et suffit amplement pour se plonger dans les aventures de Cheyenne. Les intertitres anglais sont évidemment sous-titrés en français.

Crédits images : © Rimini Editions / Universal Studios / Captures Blu-ray : Franck Brissard pour Homepopcorn.fr

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.