Test Blu-ray / L’Étrange Monsieur Victor, réalisé par Jean Grémillon

L’ÉTRANGE MONSIEUR VICTOR réalisé par Jean Grémillon, disponible en combo DVD/Blu-ray le 24 mars 2021 chez Pathé.

Acteurs : Andrex, Raimu, Pierre Blanchar, Madeleine Renaud, Armand Larcher, Viviane Romance, Marcelle Géniat, Georges Flamant…

Scénario : Marcel Achard, Charles Spaak & Albert Valentin

Photographie : Werner Krien

Musique : Roland Manuel

Durée : 1h42

Année de sortie : 1938

LE FILM

Un commerçant toulonnais d’apparence honorable est en fait un receleur pour une bande de malfaiteurs. Menacé de chantage, il commet un meurtre pour lequel un innocent est condamné au bagne. Sept ans plus tard, le forçat s’évade et notre commerçant le recueille…

On imagine le choc des spectateurs en découvrant Raimu, non seulement dans la peau d’un receleur, profitant de sa situation de brocanteur honnête et travailleur pour refourguer ce que ses complices ont volé la nuit d’avant, mais aussi et surtout dans celle d’un assassin. Un peu comme si Louis de Funès en venait à éliminer froidement un type qui voulait le faire chanter pour telle ou telle raison. Et même si cela est arrivé à ce dernier dans Jo (1971) de Jean Girault, il s’agissait avant tout d’une comédie, ce qui est loin d’être le cas de L’Étrange Monsieur Victor, réalisé en 1938 par Jean Grémillon. Pourtant, le film démarre comme pourrait débuter n’importe quelle chronique provençale de Marcel Pagnol (qui la même année sortait La Femme du boulanger, avec Raimu), avec tout d’abord une belle exposition du port de Toulon, ses habitants, ses rues animées, l’accent chantant. Puis, vient la présentation successive des personnages, monsieur Victor Agardanne (Raimu), son épouse Madeleine (Madeleine Renaud, sublime) qui vient d’accoucher de leur premier enfant, ainsi que le cordonnier Bastien Robineau (Pierre Blanchar) et sa femme (Viviane Romance) dont le couple bat de l’aile. Sur un scénario coécrit par Marcel Achard, Charles Spaak et Albert Valentin, qui inspirera grandement Henri Decoin pour Le Bienfaiteur (1942), Jean Grémillon dévoile la face cachée des hommes et des femmes en apparence bien sous tous rapports. Raimu, qui avait beaucoup critiqué le travail du réalisateur à la sortie du film malgré son succès auprès du public, trouve l’un de ses rôles les plus ambigus, les plus singuliers, les plus troublants, dont il s’acquitte admirablement.

Commerçant honorable, jovial et aimé de tous, Victor Agardanne mène en fait une double vie. La nuit, l’honnête homme se change en un redoutable chef de bande. Sa boutique sert au recel du butin des cambriolages perpétrés par le gang. Le jour où Victor élimine un de ses complices, qui s’apprêtait à le faire chanter, il n’hésite pas à diriger les soupçons sur son voisin, le malheureux cordonnier Bastien Robineau, à qui il avait emprunté l’arme du crime. Tout se passe selon ses plans : le cordonnier est arrêté, condamné et envoyé au bagne. Mais, torturé par sa mauvaise conscience, Victor décide de subvenir aux besoins de l’enfant de Bastien…

Grâce soit rendue à l’immense Bertrand Tavernier d’avoir su réhabiliter Jean Grémillon (1901-1959) à travers sa magistrale série Voyage à travers le cinéma français, où il incluait le réalisateur parmi ses autres cinéastes de chevet aux côtés de Max Ophüls, Henri Decoin, Marcel Pagnol, Sacha Guitry et Robert Bresson. Considéré comme étant l’un des metteurs en scène les plus importants du cinéma français des années 1930-40, Jean Grémillon est surtout célèbre pour ses titres emblématiques comme Maldone (1928) et Lumière d’été (1943) avec Madeleine Robinson et Pierre Brasseur. L’Étrange Monsieur Victor est également coincé entre deux piliers de sa filmographie, Gueule d’amour (1937) et Remorques (1941), portés par Jean Gabin et écrits par le fidèle Charles Spaak. Si Gabin a quelque peu vampirisé ces films et participé à leur pérennité, cela n’a pas été le cas du film qui nous intéresse aujourd’hui, qui certes demeure marqué par la prestation de Raimu, mais qui en raison de son rôle éloigné de ceux qui ont fait sa gloire et sa renommée, a été oublié au fil des ans et des décennies. Pourtant, L’Étrange Monsieur Victor est vu aujourd’hui comme un bel exemple représentatif de l’univers de Jean Grémillon, de son amour pour le cinéma et le romanesque, qui faisait fi de tout réalisme au profit de l’émotion, de la motivation et de la psychologie de ses personnages. Dans L’Étrange Monsieur Victor, le réalisateur met à jour ce que dissimulent la bonhommie et la faconde d’Agardanne, démasque son personnage principal mais aussi de ce fait la star elle-même, qui apparaît transfigurée, notamment lors de la scène centrale, quand Victor Agardanne, menacé de chantage et de voir ses activités clandestines révélées par un de ses complices qui lui demandait de l’argent afin d’ouvrir sa propre affaire, utilise un poinçon pour le poignarder froidement. Jean Grémillon filme son acteur en gros plan, le visage luisant de sueur, les traits tirés, le regard enflammé.

Monsieur Victor devra apprendre ensuite à vivre en ayant ce crime sur la conscience, même s’il laisse un innocent, le cordonnier à qui appartenait l’outil lui ayant servi d’arme, être condamné et envoyé au bagne à sa place. Sept ans plus tard, monsieur Victor continue d’animer sa rue de sa gouaille, ses cheveux ont blanchi et son sourire semble s’être figé avec les années. Son fils et celui du cordonnier ont grandi ensemble, Victor prenant soin de ce dernier et l’accueille dans sa maison comme s’il était chez lui. Jusqu’au jour où Robineau parvient à s’évader et revient à Toulon, où il désire revoir son fils. Un soir, Victor et le cordonnier se rencontrent. Pris de remords, le brocanteur décide de cacher Robineau chez lui, en faisant en sorte qu’il ne manque de rien.

L’Étrange Monsieur Victor est un film sur le rachat, sur la culpabilité, sur les faux-semblants, sur la dualité, mais aussi sur les relations entre les hommes et les femmes, avec ici d’un côté le couple Agardanne (Raimu-Madeleine Renaud) et de l’autre les Robineau (Pierre Blanchar-Viviane Romance). Car même si Victor et Bastien sont en apparence les protagonistes de l’histoire, les deux personnages féminins ne sont pas en reste et à ce titre Madeleine Renaud détient probablement le plus rôle du film. La comédienne est exceptionnelle dans la peau de cette « femme de tous les jours », qui vient de devenir mère à un âge déjà avancé, fidèle à son époux, mais qui semble se douter de quelque chose quant à la véritable nature de son mari. Sept ans après le meurtre qu’il a commis, Victor, qui lui a toujours caché son activité criminelle et bien évidemment son crime, sait qu’il perdra tout si Madeleine le quittait, surtout que celle-ci lui parle ouvertement de son changement d’attitude avec les années, ce qui la rend suspicieuse. De l’autre côté, Viviane Romance incarne Adrienne, mariée et mère de famille, qui s’ennuie dans sa vie et le fait bien comprendre à son époux Bastien. Quand ce dernier est emprisonné à Cayenne, Adrienne demande le divorce et refait sa vie, même si on le comprendra plus tard, elle n’a jamais douté de l’innocence du père de son enfant.

Jean Grémillon livre une œuvre sombre et pessimiste sur la nature humaine, dont la noirceur thématique est renforcée par la photographie très contrastée et à la limite de l’expressionnisme du chef opérateur allemand Werner Krien (Adorable Julia – Julia, du bist zauberhaft d’Alfred Weidenmann), qui parvient aussi bien à mettre en valeur la luminosité du sud de la France, que ses rues mal éclairées voire ses bas-fonds insoupçonnés, élément qui avait particulièrement irrité Raimu, qui aimait voir la Provence être glorifiée. Comme dans un ballet, le cinéaste (qui était aussi musicien et compositeur) renverse les effets attendus et les clichés, comme s’il faisait passer aussi bien les spectateurs que ses personnages de l’autre côté du miroir, où tout n’est pas aussi ensoleillé, pittoresque et débordant de gouaille qu’on le pense. D’ailleurs, même le personnage de Bastien, qui pourrait être le plus attachant du lot, devient négatif quand il entreprend de séduire la femme de Victor sous le propre toit de l’homme qui l’a recueilli.

Considéré comme perdu, L’Étrange Monsieur Victor ressuscite enfin près de 85 ans (!) après son succès dans les salles.

LE BLU-RAY

Alors que Cadet Rousselle (1954) d’André Hunebelle était également prévu dans cette nouvelle vague Pathé Classiques, l’éditeur a pu maintenir les sorties de L’Étrange Monsieur Victor (1938) de Jean Grémillon et Copie conforme (1947) de Jean Dréville. Cette édition de L’Étrange Monsieur Victor se compose du DVD et du Blu-ray. Le menu principal est animé et musical.

Le premier supplément est un très large module de près d’une heure, qui croise les interventions de Philippe Roger (maître de conférences en études cinématographiques), Paul Vecchiali (réalisateur), Jean‑François Buiré (enseignant et critique de cinéma) et Jean‑Dominique Nuttens (membre du comité de rédaction de Positif). Si ce dernier se taille part du lion, d’une part par son temps d’intervention et d’autre part pour la qualité de ses arguments, les autres invités de Pathé et de Roland-Jean Charna n’ont souvent rien à lui envier et l’on suit ce supplément avec attention. Non seulement, nous en apprenons beaucoup, énormément même, sur Jean Grémillon, cinéaste jusqu’alors méconnu, réhabilité depuis plusieurs années, mais ce bonus se double d’une analyse passionnante sur le fond et la forme de L’Étrange Monsieur Victor. Le style, la griffe, les thèmes récurrents, la direction d’acteur, les intentions du réalisateur – qui avait dû revoir ses ambitions à la baisse – sont ainsi abordés, disséqués, mis en relief par nos quatre experts, dont la grande affection qu’ils ont pour le metteur en scène est particulièrement contagieuse. Ils reviennent aussi pêle-mêle sur la mise en scène, sur la psychologie des personnages, sur la représentation de Toulon dans le film, sur les partis pris, sur la musique de Roland Manuel, sur les rapports parfois difficiles entre Raimu et le cinéaste, sur la collaboration de ce dernier avec le scénariste Charles Spaak, sur le casting, tout en replaçant L’Étrange Monsieur Victor dans la carrière de Jean Grémillon et en le mettant en parallèle avec ses autres films plus célèbres.

Philippe Roger est maître de conférences en études cinématographiques à l’université Lumière Lyon 2. Il est l’auteur d’ouvrage d’analyse de film, publiés notamment chez Yellow Now. Critique DVD pour la revue Jeune cinéma et critique musical, il réalise des films documentaires tournant autour des motifs de la trace et de la mémoire, ainsi que des filmanalyses. En 2019, il coécrit avec Yves Calvet Jean Grémillon et les quatre Éléments (Broché). Pathé l’a invité à réaliser un commentaire audio ou une filmanalyse sur L’Étrange Monsieur Victor. Alors bien sûr, la voix monocorde de ce dernier peut parfois agacer, mais les propos tenus sont intéressants et valent bien que l’on consacre une nouvelle lecture du film en compagnie de cet auteur, qui aurait d’ailleurs pu se présenter en début de programme. Néanmoins, l’aspect très, voire trop écrit, ainsi que des arguments du style « la verticalité d’un plan descendant » pourraient en lasser quelques-uns. Ce commentaire, qui n’évite pas la paraphrase avec ce qui se déroule à l’écran, un peu comme une piste Audiodescription, qui analyse le film scène par scène et plan par plan, est donc réservé en priorité aux cinéphiles pointus, ainsi qu’aux étudiants en cinéma.

Ensuite, Pathé a mis la main sur l’extrait d’une interview du producteur Raoul Ploquin, menée par le cinématologue et musicologue Armand Panigel (4’), dans le cadre de l’émission Histoire du cinéma français par ceux qui l’ont fait en 1974. Ce moment est centré sur un conflit qui a opposé Raoul Ploquin et Jean Grémillon au sujet d’une scène du film que le producteur voulait couper et que le réalisateur souhaitait à tout prix conserver. On apprend que le dialogue étant impossible entre les deux hommes, leur ami commun René Clair est venu exprès de Londres pour arbitrer ce conflit, pour au final appuyer Raoul Ploquin. Toutefois, comme l’explique ce dernier, Jean Grémillon n’a pas totalement coupé cette séquence, dont il subsiste quelques bribes. Il s’agit de cette scène où Bastien observe la ville de Toulon après son retour en métropole. Raoul Ploquin indique finalement que le film n’en souffre pas et que cette séquence ne le gêne plus.

Enfin, nous trouvons aussi un extrait des Actualités Pathé (1’30) ayant comme sujet la suppression des bagnes situés à Cayenne. L’occasion d’apercevoir Guillaume Seznec, emprisonné en Guyane, où il clamait encore son innocence.

L’Image et le son

Un carton en introduction indique que L’Étrange Monsieur Victor a été restauré par Pathé en 2020, grâce aux talents de L’Image retrouvée. Une restauration qui a pu être réalisée à partir du négatif original nitrate. Toutefois, certaines parties du négatif étaient inexploitables et des éléments divers ont été utilisés en complément, à savoir un positif nitrate de première génération, une copie d’exploitation nitrate, ainsi qu’un contretype. D’où cette impression quelque peu patchwork que l’on ressentira tout du long, avec soit des scènes excellemment nettoyées, qui retrouvent une fraîcheur probablement disparue depuis plus de 80 ans, avec un piqué acéré et des contrastes denses, et d’autres plus instables, marquées par des rayures verticales (le générique est assurément le plus mal loti ici), une texture argentique déséquilibrée, des plans flous (quand Bastien sort du bar) et un N&B plus terne. Les fondus enchaînés entraînent quelques décrochages, des fourmillements sont constatés (quand Victor rejoint sa femme qui vient d’accoucher). On sent que Pathé a fait tout qui était possible pour ressusciter cette œuvre de Jean Grémillon. Il est probable que nous ne pourrons obtenir aucun autre résultat que ce master HD fort honorable de L’Étrange Monsieur Victor, marqué par ses longues années « d’errance », dont les cicatrices sont visibles, mais nullement dérangeantes.

Le son a lui aussi subi un dépoussiérage de premier ordre, même si cette fois encore, le poids des années se fait ressentir, à tel point qu’il vous faudra parfois bien tendre l’oreille afin de comprendre ce qui est dit. Heureusement, l’éditeur joint aussi les sous-titres français destinés aux spectateurs sourds et malentendants, ainsi que les sous-titres anglais.

Crédits images : © Pathé / Captures Blu-ray : Franck Brissard pour Homepopcorn.fr

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