HALFAOUINE – L’ENFANT DES TERRASSES (Asfour Stah) réalisé par Férid Boughedir, disponible en combo Blu-ray/DVD le 21 mai 2019 chez Rimini Editions
Acteurs : Selim Boughedir, Mustapha Adouani, Rabia Ben Abdallah, Mohammed Driss, Hélène Catzaras, Fatima Ben Saïdane, Abdelhamid Gayess, Jamel Sassi…
Scénario : Férid Boughedir, Nouri Bouzid, Taoufik Jebali, Maryse León García
Photographie : Georges Barsky
Musique : Anouar Brahem
Durée : 1h35
Date de sortie initiale : 1990
LE FILM
Enfant d’Halfaouine, un quartier populaire de Tunis, Noura rêve d’intégrer la « bande des grands ». Ses camarades y mettent une condition : paraissant plus jeune que son âge, le garçon peut encore être admis avec sa mère au Hammam des femmes. Il aura donc pour mission d’ouvrir grand les yeux et de décrire à ses copains les charmes des belles du quartier.
L’oiseau de passage.
Férid Boughedir choisit d’ancrer son récit à Halfaouine, ce quartier de Tunis loin des circuits touristiques, au sein duquel il a grandi, ces trottoirs où il a appris à marcher, ces hammams qui le firent vivre ses premiers émois. En adoptant le regard d’un enfant, comme le fera Abbas Kiarostami la même année dans Où est la maison de mon ami ? l’auteur y apporte son propre regard d’adulte traversé par ses souvenirs d’enfance. En ressort moins d’innocence qu’un constat doux-amer : l’émerveillement des découvertes, de cet éveil des sens se mélange aux peurs et petites douleurs quotidiennes, cauchemars récurrents d’un ogre velu et réminiscences de circoncision.
D’emblée le film nous plonge dans un hammam des femmes. Dans ce monde de voûtes et d’humidité ardente, duquel se dégage un parfum surréaliste mêlé d’érotisme, un enfant est lavé. Un autre, plus grand, regarde, avec un regard semble-t-il tout neuf, yeux écarquillées, les formes généreuses qui se déploient devant lui. En quelques plans, quelques secondes, le film annonce son programme : Noura, douze ans, se trouve entre deux âges et découvre l’univers féminin. Et bientôt on l’y en chassera.
Mais le film délaisse un temps les vapeurs des bains pour la chaleur des toits. Un plan circulaire de Tunis dévoile les mosquées et les terrasses. D’autres plans, plus brefs, nous plongent dans les patios, abritant de nombreuses vies de famille, puis dans les ruelles et ses petits commerçants. Deux mondes distincts s’ouvrent sous nos yeux : Celui des femmes (dans les maisons) et celui des hommes (dans la rue) qui ne doivent jamais se côtoyer. Trois mondes si l’on considère les terrasses, véritable refuge et terrain de jeu des enfants, uniquement guidé par la liberté et leur imagination : En effet, les maisons collées permettent si on le souhaite de voguer d’une terrasse à l’autre, de descendre dans ces patios, ces ouvertures sur le ciel qui leur envoie l’eau et la lumière de plein fouet. Les terrasses, c’est l’autre monde de Noura. De celui-ci, personne ne pourra l’y chasser : Le plan final, magnifique, l’illustre à merveille.
Pourtant, c’est un monde avec sa part de dangers. L’histoire de l’ogre fait une entrée magistrale dans le récit sur un travelling supplantant le réel de la terrasse nocturne avec l’imagination de l’enfant écoutant le conte de sa mère dans sa chambre. Dès lors, ce monde imaginaire chevauchera le réel à plusieurs reprises. Noura verra un boucher qui ressemble à l’ogre de ses cauchemars, un clochard qui prend l’apparence de l’assistant de cet ogre, apparitions moins angoissantes et maléfiques que dans un film de David Lynch même si l’on pense un peu au personnage du rêve de Patrick Fischler dans Mulholland Drive au détour d’une apparition du clochard. Si le regard de Noura sur le réel change, il est normal que ses peurs se multiplient.
Mais à quel moment le regard d’un enfant change ? Seule la caissière du hammam et son assistante muette – deux ogres, encore – semblent en mesure de savoir, de hurler que Noura est trop grand. Noura est en sursis dans le monde de femmes puisqu’il n’est pas encore un homme. Outre le hammam, il a accès à leur intimité, assiste aux épilations au caramel, aux maquillages, aux essayages. Mais Noura a un autre regard, maintenant, sexué, il s’intéresse aux femmes nues lorsqu’il tombe sur les revues cachées de son papa. Et bientôt il se voit confier une mission aussi colossale qu’excitante par ses amis plus grands, à savoir de leur rapporter le récit de cette partie du corps qu’elles cachent tant. Mais en observant la nudité des femmes, Noura s’intrigue d’abord des casseroles et gants de toilettes qu’elles portent à leur sexe pour les masquer, puis forcément s’expose, beaucoup trop. Le hammam des femmes c’est un ventre et l’enfant en est inévitablement éjecté dès qu’il est trop grand. Noura en fera violemment les frais.
A l’image du boucher, du cheikh, de la muette, tous les personnages du film ont plus ou moins existé dans la mesure où le film est en majorité autobiographique. Salih, le cordonnier est le plus beau personnage du monde des hommes, le seul qui soit indomptable, guidé par une âme d’artiste et qui fait donc figure de père spirituel pour Noura. Une transition sans concessions fera succéder une douce scène entre Noura et Salih par une violente scène entre Noura et son père, qui lui inflige un châtiment corporel pour avoir tenté de séduire une femme voilée avec ses copains. Halfaouine, L’enfant des terrasses compense sa douceur quasi permanente par une violence parfois très sèche, symbolisée par les coups d’un père qui ne répand que brutalité, la préparation d’un enfant pour la circoncision ou l’étalage de tripes à farcir.
Par ailleurs le film est parfois moins à l’aise dans la chronique pure que dans le maniement de visions oniriques, d’éclats à la lisière du rêve ou du fantastique. Il y a bien entendu ces résonances entre le réel et l’imagination de Noura (une dalle qui renfermerait un trésor, le tatouage d’un scarabée sur une épaule) qui extraient le film de son confort et se marient avec les traumatismes du garçon : On le chasse de son enfance, de l’univers chaud, maternel, ce monde où sa mère lui lèche le bras pour détecter qu’il revient de la plage, pour le plonger dans les bourrasques de baffes de son père ; Et via cette terrifiante fanfare en l’honneur de la circoncision de son petit frère, qui n’a rien d’une fête pour Noura puisque ça lui rappelle sa propre circoncision. Des séquences malheureusement trop courtes, néanmoins, Boughedir avait moyen d’installer un vrai trouble, de ne pas avorter trop brutalement ces instants de grâce informes si perturbants.
Halfaouine, L’enfant des terrasses est un film d’une tendresse infinie pour les femmes. Et Férid Boughedir captera l’harmonie et la magie qui règnent dans cet univers à travers le regard de cet enfant. Un moment donné, sur les toits, on le verra même les observer dans l’une de leurs tâches à travers un trou dans un mur. C’est une fenêtre sur le monde. C’est un écran de cinéma. L’auteur aime filmer les femmes entre elles, prend son temps pour embrasser leur quotidien, leurs mouvements. Ce sont leurs discussions mais aussi leurs sourires, ou plus simplement leurs gestes qui nous intéressent. Ici les préparatifs de la fête pour la circoncision du frère de Noura, les plans sont saturés de mains malaxant pastèques, merguez et tripes farcies. Là une discussion entre femmes autour de la sexualité, qui débouche sur une scène pas très subtile autour de concombres et d’aubergines rapportés par le père. Mais ça fait partie du cinéma de Boughedir, de manier la lourdeur et la tendresse, de même qu’un certain jeu théâtral, notamment entre les hommes qui sont constamment dans la représentation. Il y aura d’autres instants comme celui-ci. Dès qu’un homme entre dans le champ, le film perd un peu de sa superbe.
Car le monde des hommes ne nous intéresse pour ainsi dire jamais – et franchement il est rendu assez minable et pathétique par la caméra de Boughedir, même si c’est un pathétique doux, assez touchant qui de plus, alimente l’imagination de Noura comme on imagine il alimenta celle de l’auteur – puisqu’il n’intéresse pas non plus Noura. C’est à l’image des conflits politiques : le garçon les voit sans (tenter de) les comprendre. Il y a des défis entre copains, mais le garçon préfère généralement les voies de son imagination. Par ailleurs, on découvre en même temps que Noura, aux trois quarts du film, alors qu’il rencontre l’homme qui alimente le feu du hammam, que les hommes aussi ont leurs horaires et le fréquentent. On l’apprend mais on n’en verra jamais rien. Aussi parce que Noura n’y est pas (encore) convié. Il évolue dans un espace-temps cruel, rejeté en somme, puisque le monde des femmes n’accepte que les enfants, celui des hommes uniquement les adultes. L’adolescent vogue dans un no man’s land. Il est expulsé une seconde fois du ventre maternel, avec la douleur de la conscience en plus. Mais le film lui trouvera une issue salvatrice. Une rencontre miraculeuse. Tout devrait se terminer assez mal, mais c’est un sourire béat qui traversera le dernier plan.
LE COMBO
Cette superbe édition made in Rimini Editions composée du DVD, du Blu-ray et d’un livret est riche de suppléments. Le menu principal est animé et musical.
Outre un beau livret de 28 pages jalonné de photos de tournages, images du film et photos de remise de prix mais surtout offrant un bel entretien avec l’auteur ainsi qu’un impressionnant commentaire critique, le film culte de Férid Boughedir se voit accompagné d’un moyen-métrage Le pique-nique (41′) réalisé en 1975 qui retrace moins la chronique d’un pique-nique qu’on attendait renoirien que le voyage perturbé vers ce pique-nique. Le film s’ouvre sur une voie ferrée, suit un homme dans un train et se fermera exactement de la même manière, par son retour. Il y a du Rozier dans cette affaire de parenthèse. L’homme se rend pour manger, chez un marchand plus riche que lui, un panier de raisin sous le bras. Ses pensées, parfois, nous sont offertes en voix off. Ses inquiétudes, surtout. Elles seront d’abord balayées lorsqu’il découvrira le repas concocté par ses hôtes : Comme il le fera quinze ans plus tard, Boughedir tient à montrer ce que regorgent les assiettes et cocottes : pieds de bœuf, ragoût, tarte aux anchois et poulet farci. Tout y est. L’homme salive, le voyage en voiture peut commencer. A l’arrière, les femmes se maquillent ou se montrent des photos de leurs cérémonies : La circoncision d’un neveu, le mariage d’une sœur. La voiture est minuscule mais déjà, on perçoit ces deux-mondes, thématique qui sera au cœur d’Halfaouine, L’enfant des terrasses. Et Le pique-nique surprend puisque l’on comprend vite que le film fera le récit épique de ce voyage vers un pique-nique qui n’aura jamais vraiment lieu. Vaisselles cassées et ragoût éparpillé sur les djellabas d’abord, une arrestation policière ensuite, puis une panne de bougies. Le film joue aussi beaucoup sur un burlesque de situation à la Tati lorsque ce français, qui passait par là, s’emploie pour réparer le moteur mais va tout casser plus qu’autre chose. Voiture à l’arrêt, les voyageurs se séparent. Les femmes jouent aux cartes, les hommes recherchent un puits convenable. Le poulet finira par bruler, heureusement que notre homme avait rapporté des grappes de raisins.
Il y a aussi un curieux spot publicitaire pour un forfait de téléphonie mobile, une scène de Halfaouine détournée par la télévision suédoise. On y retrouve le moment où les femmes prennent le thé dans le patio et discutent ouvertement de sexualité, avant d’embêter le jeune Noura. Les mots sont remplacés par d’autres afin de dire que les suédois sont plus attirés par les sonneries de téléphones que par les jolies femmes.
Le clip Rappelons-nous (4′), réalisé en 2008 par Férid Boughedir, est un hommage à trois grands disparus du cinéma africain. Ahmed Attia raconte être fier d’avoir défendu un cinéma ayant l’audace de soulever les tabous. Son intervention est ponctuée de photos de films qu’il a produits, Halfaouine compris. C’est ensuite Sembene Ousmane qui s’en prend au tropisme occidental puis Youssef Chahine qui clame l’union des artistes arabes.
Il y a aussi la bande annonce d’époque.
Et le plaisir de revoir le film commenté par Férid Boughedir, lui-même. Evidemment, c’est absolument passionnant.
L’Image et le son
Halfaouine, L’enfant des terrassesa été entièrement restauré. Un superbe lifting qui permet d’apprécier la composition des plans de Ferid Boughedir. L’image est très propre (aucune poussière, griffure ou déchirure) et stable, les couleurs sont chatoyantes et lumineuses, le piqué est pointu, les détails impressionnants (y compris sur les gros plans et le rendu des matières des costumes) et la profondeur de champ éloquente. N’oublions pas le grain argentique, précieusement préservé.
Les versions française, arabe et allemande sont proposées en Mono PCM. Les trois pistes s’avèrent propres, naturelles, dynamiques. La musique de Anouar Brahem est joliment mise en valeur. L’éditeur joint également les sous-titres français, espagnols et anglais.
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