DES FILLES DISPARAISSENT (LURED) réalisé par Douglas Sirk, disponible en combo Blu-ray+DVD le 31 août 2022 chez Studiocanal
Acteurs : Lucille Ball, Charles Coburn, George Sanders, Sir Cedric Hardwicke, Boris Karloff…
Scénario : Leo Rosten, d’après une histoire de Jacques Companéez, Ernest Neuville et Simon Gantillon
Photographie : William H. Daniels
Musique : Michel Michelet
Durée : 1h43
Date de sortie initiale : 1947
LE FILM
Attirant ses proies féminines en publiant des petites annonces, un tueur en série sévit dans le Londres des années 1940, signant chacun de ses meurtres par un poème aux accents romantiques qu’il poste le soir même à la police pour annoncer le prochain forfait. Sandra Carpenter, entraîneuse dans un dancing, voit justement l’une de ses collègues disparaître après avoir répondu à une petite annonce. De témoin volontaire, la séduisante jeune femme devient un appât de choix quand l’inspecteur chargé de l’enquête estime que son profil pourrait attirer, à son tour, le mystérieux criminel.
Il serait malhonnête d’affirmer que le style de Douglas Sirk, véritable canon esthétique des années 1950, éclate déjà dans ce Lured (brillant titre original !) si peu représentatif de ce que l’immense cinéaste aura laissé comme héritage au septième art. Le film n’en est pas moins époustouflant de maîtrise, dès l’ouverture qui saisit en quelques secondes elliptiques la lecture d’une petite annonce par la future victime prenant son bus de nuit, puis son rendez-vous avec le tueur insaisissable – silhouette anonyme filmée soit en contre-jour, soit via un détail de son corps ou son ombre portée sur les murs et les pavés de la chaussée –, enfin le poème que ce dernier compose sur sa machine à écrire et qui sera dépouillé dans les locaux de Scotland Yard, lançant le récit proprement dit.
Sur cette introduction parfaite (voire même depuis le générique assez ludique qui la précède), une ombre de géant semble planer, qui éclipse Sirk lui-même, et dont on ne pourra se débarrasser jusqu’au tout dernier plan du film. Une ombre qui était pourtant quasi absente du film Pièges, sorti en 1939 et réalisé en France par Robert Siodmak – dont Lured est le remake avoué. Cette ombre gigantesque est évidemment celle d’Alfred Hitchcock : fausses pistes, whodunit, suspects hauts en couleur, délicieuses joutes verbales de l’héroïne avec ses partenaires masculins volubiles, portrait au vitriol de la haute-bourgeoisie plus ou moins décadente, séquence de concert où se multiplient les points de vue, goût des allusions coquines, lumière expressionniste au détour des coins les plus sombres du récit, saynètes presque déconnectées de l’histoire et touches d’humour bienvenues (le policier en filature obsédé par ses mots croisés, interprété par George Zucco)… tout ici transpire la présence du maître du suspense. Jusqu’au titre français qui décalque son superbe Une femme disparaît sorti neuf ans plus tôt !
Il faut dire que le décorum y fait beaucoup également : quoique filmé dans sa très grande majorité en studio à Los Angeles, ce « Londres » totalement factice (à l’exception de rares extérieurs) parvient sans peine à donner au métrage la tonalité britannique recherchée – bien aidé par le flegme irrésistible de George Sanders (dont c’était la troisième collaboration avec Sirk) et du très solide Charles Coburn (qui apparaîtra la même année dans Le Procès Paradine… d’Alfred Hitchcock !) au milieu desquels Lucille Ball jure par son jeu plus « ouvert », plus yankee, apportant une énième plus-value à ce film qui en regorge.
À propos de plus-value, que dire de la présence du grand Boris Karloff, ex-Momie de Karl Freund, ex-créature de Frankenstein pour James Whale, qui par son jeu déstabilisant et sa stature légendaire semble charrier avec lui toute l’atmosphère des films de monstres Universal des années 1930 dans une séquence à la fois drôle, inquiétante et pathétique où la lumière de William Daniels (directeur photo pléthorique d’Erich Von Stroheim, de Clarence Brown, de George Cukor, d’une liste vertigineuse d’immenses fresques hollywoodiennes et, plus tard, des westerns d’Anthony Mann) accède peut-être à sa pleine puissance expressive.
Assez peu surprenante (mais après tout, celles de Hitchcock ne l’étaient pas toujours non plus avant les années 1950), la révélation finale du film a le mérite de ne pas oublier le développement des enjeux dramatiques et du sous-texte social au seul profit de l’effet émotionnel, et prend le temps d’en explorer tous les aspects avant de s’acheminer vers une conclusion attendue.
Découvrir ce film aujourd’hui et se souvenir par ailleurs de Tempête sur la Colline de No Room for the Groom ou de Taza, fils de Cochise confirme que le grand Sirk, avant d’accéder à une sacralisation plus que méritée dans le domaine du mélodrame lors de la décennie suivante, fut d’abord un cinéaste tout-terrain hors pair, capable de filmer les ruelles Européennes ou le Far West avec autant d’aisance, et donne à espérer que d’autres éditions sauront bientôt faire revivre ses vrais débuts – c’est-à-dire exhumer les quelques films de sa courte carrière allemande, avant l’essor hollywoodien.
LE COMBO BLU-RAY+DVD
Une fois encore, ce double-programme de la collection Make My Day ! (dont c’est le cinquantième numéro) est un régal. On se souvient, entre autres, de Folle à Tuer et Canicule, deux excellents films d’Yves Boisset parus dans le même combo, ou encore de l’édition inespérée d’un joyau de Marco Ferreri, Le Futur est Femme, qui nous permit de découvrir l’étonnant Miracle à l’Italienne de Nino Manfredi glissé dans le même écrin. Ici, c’est accolé à The Criminal, petit bijou signé Joseph Losey, que ce savoureux Des Filles Disparaissent refait surface.
Force est de constater qu’il s’agit d’un coffret digipack certes très représentatif de la collection, avec son fourreau, son visuel pop figurant les deux protagonistes des deux films, ses présentations écrites accrocheuses de Jean-Baptiste Thoret, son menu silencieux au titre miroitant reprenant la charte habituelle… mais aussi très avare en bonus : pour le film qui nous occupe, on se contentera de la préface rituelle de Thoret (7′) revenant avec sa verve habituelle sur la carrière de Douglas Sirk, ses rapports amicaux avec George Sanders, la figure incontournable de Lucille Ball et les différents biais par lesquels se manifeste la grande variété de tons du film. Une introduction fort appréciable, comme toujours, qui dit beaucoup en peu de temps.
L’IMAGE ET LE SON
La copie image est souvent d’excellente tenue, ce qui est toujours une bonne nouvelle pour un film si méconnu et réputé mineur dans la carrière de ses auteurs. Bien contrastée, très propre, elle ne souffre en effet que de quelques plans à la définition plus hasardeuse ici et là (la séquence du concert, celle du bal…) ainsi que du léger bruit numérique plus ou moins prononcé auquel on n’échappe que rarement lorsqu’il s’agit de cinéma en noir et blanc ; mais la plupart du temps, le travail rend largement justice à la photographie de Daniels, somptueuse dans les nombreux gros plans, sophistiquée dans les vues extérieures baroques ou les amples décors bourgeois que Sirk se plaît à dépeindre avec force détails.
Une seule piste sonore, en version originale mono 2.0 avec sous-titres français, soit conforme au format de l’époque et tout à fait correcte sur le plan technique, au son clair, aux dialogues intelligibles, et à la musique assez peu mise en valeur mais très efficace – dont J.B. Thoret rappelle dans son introduction qu’il s’agit justement de la partition composée par Michel Michelet pour Pièges, simplement reprise à son compte par Douglas Sirk dans ce joli remake : une démarche étonnante et rarissime.