Test Blu-ray / Black journal, réalisé par Mauro Bolognini

BLACK JOURNAL (Gran bollito) réalisé par Mauro Bolognini, disponible en DVD et Blu-ray le 19 novembre 2019 chez Rimini Editions

Acteurs : Shelley Winters, Max von Sydow, Renato Pozzetto, Alberto Lionello, Laura Antonelli, Mario Scaccia, Franco Branciaroli, Milena Vukotic…

Scénario : Sergio Amidei, Nicola Badalucco

Photographie : Armando Nannuzzi

Musique : Enzo Jannacci

Durée : 1h52

Date de sortie initiale : 1977

LE FILM

Italie, 1938. Lea, une femme du Sud de l’Italie émigrée au Nord, voue un amour excessif à son fils unique, Michele. Elle offre toutes les apparences d’une femme affable, invitant ses voisines à prendre le thé, leur vendant un savon qu’elle fabrique elle-même et qui rend la peau très douce. Mais, derrière cette façade respectable se cache un terrible secret.

En 2019 et malgré plus de trente longs-métrages réalisés en quarante ans de carrière, Mauro Bolognini (1922-2001) ne possède pas la même aura, le même standing, la même reconnaissance que ses illustres confrères, Federico Fellini, Luchino Visconti, Dino Risi, Roberto Rossellini, Luigi Comencini et consorts. Après avoir entrepris des études d’architecture, Mauro Bolognini décide finalement de se lancer dans le cinéma et intègre le célèbre Centro sperimentale di cinematografia de Rome. Dès la fin des années 1940, il devient l’assistant de Luigi Zampa sur une demi-douzaine de films (Les Années difficiles, Les Coupables), ainsi que des français Yves Allégret (Nez de cuir) et Jean Delannoy (La Minute de vérité). En 1953, il signe son premier long métrage, Une fille formidableCi troviamo in galleria, dans lequel Sophia Loren, alors âgée de 19 ans, trouve l’un de ses premiers rôles. Le cinéaste fait ses classes dans cette comédie-musicale dynamique et charmante. Mauro Bolognini le reniera malgré tout par la suite. Au rythme d’un film par an, le réalisateur livre un nouveau long métrage. La rencontre avec Pier Paolo Pasolini sera déterminante. 1959, les deux hommes collaborent sur Les Garçons, inspiré du propre roman de l’écrivain. Ce véritable bijou où la virtuosité du réalisateur s’allie à merveille au superbe scénario de Pier Paolo Pasolini (pas encore réalisateur), annonce déjà les thèmes qui seront alors récurrents dans le cinéma de ce dernier : le récit d’un échec, le désespoir des jeunes gens, la femme réduit à un objet sexuel. Soutenu par une splendide photo, par la jeunesse énergique et la beauté du casting, Les Garçons est empreint d’une inéluctabilité et d’une rare mélancolie que l’on retrouvera encore plus exacerbées dans le chef d’oeuvre Le Bel Antonio, collaboration suivante du duo.

Après Marisa la civetta (1957), Les Jeunes maris (1958) et Les Garçons (1959), les deux hommes récidivent donc avec Le Bel Antonio, dans lequel ils dressent une étude des mœurs italiennes du début des années 60. Sur un thème aussi délicat que l’impuissance, Mauro Bolognini et Pier Paolo Pasolini signent un film d’une grande beauté. Antonio, faussement heureux, vit en fait dans le mal-être de ne pouvoir satisfaire sa femme. Il l’aime profondément mais leur relation ne se maintient qu’au stade des baisers, de la tendresse et rien de plus. Antonio recherche en réalité un amour illusoire, pur et innocent. Et ceux-là même qui le magnifiaient autrefois le fustigeront à leur tour, car si Antonio incarne physiquement l’idéal masculin, il n’appartient pas intérieurement à la norme d’une société qui vilipende les impuissants. Loin de montrer la figure archétypale du mâle italien, sûr de lui et crâneur, Mauro Bolognini dépeint l’homme dans toute sa fragilité et sa délicatesse et signe une œuvre surprenante à bien des égards.

On avance un petit peu et nous voici rendus au début des années 1970. Après une décennie passée à transposer de grands auteurs (Vitaliano Brancati, Alberto Moravia, Mario Pratesi pour La Viaccia, Théophile Gautier), Mauro Bolognini signe Metello, un de ses grands classiques. Grâce à ce film, les comédiens Massimo Ranieri et Ottavia Piccolo sont récompensés par le David di Donatello du meilleur acteur et de la meilleure actrice, cette dernière ayant également raflé le Prix d’Interprétation à Cannes la même année. Les années 1970 resteront probablement les plus intéressantes dans l’oeuvre de Mauro Bolognini. 1971 est l’année de Bubu de Montparnasse. Soutenu par la sublime photo d’Ennio Guarnieri et des non moins superbes costumes de Piero Tosi, le film dresse un portrait de femme déchirant doublé d’un hommage au courant impressionniste. 1975 est une année importante, car Mauro Bolognini sort deux films et non des moindres. Liberté, mon amour !, dont on préférera le titre original Libera, Amore Mio renvoyant au prénom du personnage magnifiquement incarné par Claudia Cardinale, le réalisateur explore l’Italie du fascisme des années 30. L’ardente personnalité de la comédienne, qui trouve ici un de ses plus grands rôles, demeure la raison d’être du film. C’est donc aussi l’année de Vertiges, avec lequel Mauro Bolognini se dirige vers un cinéma plus expérimental (le film est difficile d’accès) et frontal, éléments que l’on retrouvera dans Black journalGran bollito (1977), le film qui nous intéresse aujourd’hui.

« Monstre ..? Moi..? … Mais vous êtes fous ? »

Atypique, Black journal s’inspire d’une terrifiante histoire vraie. Celle de Leonarda Cianciulli, plus connue en Italie sous le nom de la « saponificatrice de Correggio », malheureusement passée à la postérité pour avoir tué trois femmes en 1939 et 1940, qu’elle a ensuite coupées en morceaux, puis transformées en savon et biscuits croustillants…Nous n’imaginions pas Mauro Bolognini aux manettes d’un tel film et pourtant. Gran bollito distille une atmosphère trouble et oppressante instaurée de main de maître par le cinéaste, qui fait d’ailleurs sérieusement penser au Trio infernal, premier long métrage de Francis Girod sorti en 1974. En revanche, si les comédiens sont épatants, menés par une impériale Shelley Winters, le film n’est pas exempt de longueurs. Heureusement, le maestro parvient à retenir l’attention des spectateurs avec des effets particulièrement étonnants, violents, sanglants, qui rappellent parfois le cinéma de Mario Bava et Dario Argento.

Léa, originaire du Sud de l’Italie, s’est installée dans une ville du Nord pour rejoindre Rosario, son mari. Dès son arrivée, elle éprouve une aversion pour sa nouvelle demeure choisie par son époux, qui peu après est victime d’une attaque cérébrale paralysante. Léa a eu treize enfants, tous morts soit après un avortement lorsqu’ils n’avaient que quelques mois, sauf un, Michele, pour qui Léa est prise d’une affection maladive. Elle reçoit en confidence de Berta Maner, une de ses clientes ayant gagné le gros lot à la loterie qu’elle doit rejoindre son époux aux États-Unis, après des années de séparation. Michele est amoureux de Sandra, incarnée par la sublime Laura Antonelli. Sa mère ne peut se résoudre à le laisser quitter la maison, prête à toutes les méchancetés. Elle essaye entre autres de jeter dans les bras de son fils Tina (impressionnante Milena Vukotic) une jeune fille sourde et muette. Michele reconduit doucement mais fermement la jeune fille. En fin de compte, ne pouvant obtenir le résultat souhaité, Léa décide de supprimer les femmes de son entourage, puisque convaincue que ces « offrandes » maintiendront Michele en vie. La première victime est Berta Maner, qui à la veille de son départ pour l’Amérique, est tuée par Léa qui la coupe en morceaux, la fait bouillir et la transforme en savon qu’elle vend ensuite à ses proches. Le même triste sort est réservé à la douce Lisa. Puis c’est au tour de la pétillante et vive Stella Kraus, une artiste de cabaret.

Dans un rôle initialement prévu pour Zero Mostel, oui oui, Shelley Winters (1920-2006) excelle et impressionne dans ce rôle inattendu. Même si repoussante et évidemment indéfendable, l’audience ne peut s’empêcher de la suivre dans ses méfaits, dans ses plans pour détourner les soupçons. Dans un double-rôle, l’immense Max von Sidow subjugue autant quand il interprète Lisa du haut de son mètre 90, puis le commissaire chargé de l’enquête sur les mystérieuses disparitions. Ses partenaires Alberto Lionello et Renato Pozzetto incarnent également un rôle féminin et un rôle masculin, ce qui renvoie parfois à l’atmosphère du cinéma de Rainer Werner Fassbinder, y compris dans l’utilisation des décors plutôt morbides avec ses papiers-peints verdâtres.

L’irréprochable et impressionnante maîtrise technique du réalisateur laissent pantois, tout comme cette fascination exercée par la photo signée Armando Nannuzzi estompant les barrières déjà floues entre la folie et la normalité. Sur un scénario implacable de Nicola Badalucco (Les Damnés, Mort à Venise), sans oublier le thème musical entêtant d’Enzo Jannacci avec ce sifflement qui renforce le malaise, Black journal demeure une observation glaçante de l’esprit humain pris au piège de l’Italie mussolinienne. Alors oui, en dépit d’un rythme en dents de scie, Black journalGran bollito est une sacrée découverte, un thriller dramatique teinté d’humour noir, une œuvre quasi-inclassable et unique dans la carrière imprévisible, prolifique et éclectique de Mauro Bolognini.

LE BLU-RAY

Quel plaisir de découvrir ce film rare de Mauro Bolognini grâce à nos amis de chez Rimini Editions ! A cette occasion, l’éditeur a concocté un superbe visuel. La jaquette est glissée dans un boîtier classique de couleur noire. Sérigraphie soignée. Le menu principal est animé et musical.

La première interview (28’) présente sur cette édition donne la parole à Daniele Nannuzi, fils du directeur de la photographie Armando Nannuzzi (1925-2001), qui a entre autres travaillé avec Luigi Comencini (Mariti in città, L’Incompris, Les Russes ne boiront pas de Coca-Cola), Luchino Visconti (Sandra, Les Damnés, Ludwig ou le Crépuscule des dieux) et bien évidemment Mauro Bolognini sur Les Garçons, Le Bel Antonio et Black journal. Daniele Nannuzi évoque les débuts de son père à Cinecittà quand il avait 14 ans. Fasciné par le tournage de La Couronne de ferLa Corona di ferro d’Alessandro Blasetti, le jeune Armando aurait décidé de « faire la même chose », alors que le studio mythique venait de naître sous l’impulsion de Benito Mussolini en 1936. Il en vient ensuite au travail de son père avec quelques cinéastes, plus particulièrement avec Mauro Bolognini sur Black journal, sur lequel Daniele Nannuzi a également officié en tant que cameraman. De nombreuses anecdotes de tournage s’enchaînent – sur le casting, sur la direction de Mauro Bolognini – au fil de cet entretien teinté de nostalgie, durant lequel on peut même apercevoir quelques secondes la véritable Leonarda Cianciulli, dans une interview donnée en prison.

C’est au tour de René Marx, rédacteur en chef adjoint à l’Avant-Scène Cinéma de s’exprimer sur Black journal (29’). L’auteur de Martin Scorsese : Regards sur la trahison et Roberto Benigni, portrait, nous propose un bel aperçu sur la carrière de Mauro Bolognini, aborde la rencontre du cinéaste avec Pier Paolo Pasolini, avant de replacer Black journal dans sa filmographie. Il donne ensuite son avis sur ce « film inquiétant, qui a tout du film d’horreur, mais qui s’en écarte », avant d’analyser plus précisément les thèmes explorés par le réalisateur. Les partis pris sont abordés (les protagonistes féminins interprétés par des acteurs), ainsi que la psychologie du personnage principal, l’interprétation de Shelley Winters (qui a « la puissance d’un bulldozer ») et bien d’autres éléments à travers cette passionnante présentation.

L’interactivité se clôt sur la bande-annonce.

L’Image et le son

Afin de renforcer l’aura étrange émanant du film, Mauro Bolognini et son chef opérateur ont choisi d’auréoler l’image d’un voile luminescent (voir le blanc immaculé) dans les scènes d’extérieur, tandis que les scènes se déroulant dans la maison sont plus prononcées tout en baignant elles aussi dans une sorte de brume mystique, renvoyant parfois à un cauchemar éveillé. Ces partis-pris esthétiques posent toujours le même problème concernant la définition à savoir le respect du travail effectué sur la photo au détriment des détails, du piqué et de la netteté de l’image attendus sur le support. La texture argentique est présente, plus accentuée lors de certaines séquences. Quelques problèmes d’encodage ici et là, tout comme certaines poussières et tâches, mais rien de bien méchant. Ce Blu-ray offre un confort de visionnage évident et participe à la totale (re)découverte de cette œuvre rare.

En italien, quelques légères saturations sont inévitables mais le mixage demeure consistant et le souffle aux abonnés absents. Comme de coutume, la bande-son a été entièrement retravaillée en post-production. La version française fait grise mine et manque singulièrement de relief, ainsi que de naturel. Notons également qu’un carton indique qu’il s’agit ici de la version longue du film et que les vingt minutes supplémentaires non doublées passent automatiquement en italien sous-titré français. Les sous-titres français ne sont pas imposés sur la version originale.

Crédits images : © Rewind Films / Rimini Films / Captures Blu-ray : Franck Brissard pour Homepopcorn.fr
https://www.youtube.com/watch?v=t2XVzoulDIE

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