UN AUTRE MONDE réalisé par Stéphane Brizé, disponible en DVD et Blu-ray le 23 août 2022 chez Diaphana.
Acteurs : Vincent Lindon, Sandrine Kiberlain, Anthony Bajon, Marie Drucker, Guillaume Draux, Olivier Lemaire, Christophe Rossignon, Sarah Laurent…
Scénario : Stéphane Brizé & Olivier Gorce
Photographie : Eric Dumont
Musique : Camille Rocailleux
Durée : 1h36
Date de sortie initiale : 2022
LE FILM
Philippe Lemesle, 57 ans, cadre dirigeant dans un groupe industriel américain, une femme, deux enfants, une belle maison, une belle voiture… Derrière l’image… la réalité. Depuis des années, les exigences de rentabilité demandées par l’entreprise lui pèsent, perturbant par ricochet l’équilibre familial. Lorsque son épouse demande le divorce et que la maison mère exige un nouveau plan de restructuration, la pression devient trop lourde.
Il y a eu plusieurs étapes dans la carrière de Stéphane Brizé (né en 1966). Un premier long-métrage, Le Bleu des villes (1999), récompensé au Festival de Deauville et à La Quinzaine des réalisateurs à Cannes. Puis la révélation avec Je ne suis pas là pour être aimé (2005), primé au Festival international du film de Saint-Sébastien et à celui de Vérone, bijou avec Patrick Chesnais qui attire près de 300.000 spectateurs. Après Entre adultes qui passe inaperçu en 2006, le cinéaste Stéphane Brizé touche au sublime avec Mademoiselle Chambon (2009), pudique et élégante histoire d’amour avec Vincent Lindon et Sandrine Kiberlain, qui a laissé un souvenir indélébile chez de nombreux cinéphiles. César de la meilleure adaptation en 2010. Trois ans plus tard, Quelques heures de printemps, un drame intense centré sur la douloureuse relation qu’entretiennent une mère et son fils, qui traitait également de l’épineux sujet du droit à mourir dans la dignité, par assistance médicalisée, et ce sans aucun pathos. Outre Une vie en 2016, magnifique transposition du roman de Maupassant avec Judith Chemla, Stéphane Brizé entame avec Vincent Lindon ce qui apparaîtra alors comme une trilogie (à rebours en fait) sur le monde du travail. Après La Loi du marché (2015), Prix d’interprétation masculine à Cannes, Prix Lumières du meilleur acteur et César du meilleur acteur, et En guerre (2018), Stéphane Brizé collabore pour la cinquième fois avec son comédien fétiche pour Un autre monde, qui prend comme point de vue celui du cadre dirigeant. À l’instar de Jean Gabin, Vincent Lindon est aujourd’hui l’un des rares à être crédible aussi bien dans la peau d’un prolo que dans celle d’un bourgeois. Ils dressent ici un nouveau portrait d’homme, Philippe, qui rejoint celui de Thierry le quinquagénaire, qui après quinze mois de chômage trouvait un emploi d’agent de sécurité dans un supermarché, et celui de Laurent, leader syndical à la tête d’une contestation des ouvriers d’une usine d’Agen qui protestaient à l’annonce de la fermeture de leur établissement. Dans Un autre monde, Stéphane Brizé et son coscénariste Olivier Gorce se focalisent cette fois sur « celui placé au-dessus de la mêlée », le représentant du Big Boss. Et de ce côté-là ce n’est pas bien rose non plus. « Chacun son métier, les vaches seront bien gardées », ainsi se concluait la fable Le vacher et le garde-chasse de Jean-Pierre Claris de Florian, mais quand cela se déroule mal au niveau de la direction, il y a forcément des répercussions jusqu’en bas de la pyramide. Déjà l’un des plus grands films de l’année 2022, Un autre monde triture les tripes et le cerveau durant 90 minutes, concilie admirablement le cinéma d’auteur et de divertissement, renoue avec le septième art hexagonal engagé des années 1970, et démontre encore et toujours l’immense sensibilité d’un de nos plus talentueux réalisateurs.
Philippe Lemesle dirige un site industriel qui appartient à une multinationale américaine. Il reçoit l’ordre de licencier 58 personnes, alors qu’il y a eu des suppressions d’emploi récemment et que les salariés sont déjà sous pression. Il se retrouve pris entre les injonctions de sa direction et les résistances de ses chefs de service qui jugent que le site ne pourra plus fonctionner avec un effectif trop réduit. En parallèle, sa femme Anne demande le divorce, car elle ne supporte plus que la vie professionnelle de son mari cannibalise leur vie privée, et leur fils Lucas a de sérieux problèmes psychiques au point de devoir être hospitalisé. Philippe cherche une porte de sortie en élaborant un plan alternatif permettant de faire les économies requises sans licencier. Des rumeurs courent dans l’entreprise, et les représentants du personnel viennent lui demander s’il y a ou non un plan social en cours d’élaboration. Poussé dans ses retranchements, il finit par leur assurer qu’il n’y a pas de licenciements de prévu. Philippe espère encore que la direction américaine ira dans son sens, même si Claire Bonnet Guérin, la directrice de la filiale française du groupe, est persuadée du contraire.
Tu poses une question à laquelle le groupe ne nous a pas demandés ni de répondre ni de réfléchir !
Stéphane Brizé s’est vite imposé comme l’un des cinéastes français les plus doués, intéressants et passionnants de sa génération. Exceptionnel directeur d’acteurs, scénariste et metteur en scène, celui-ci ne délivre pas de message dans ses films ou ne défend aucune thèse, mais rend des comptes, en flirtant souvent avec le documentaire, n’hésitant pas pour cela à avoir recours à des comédiens non professionnels. Un autre monde est une nouvelle oeuvre politiquement engagée, qui sous son aspect rude et austère demeure fondamentalement humaine, avec des dialogues qui s’apparentent à de véritables coups de poings dans l’estomac. Avec une rare et virtuose maturité, Stéphane Brizé alterne les séquences « bavardes » symboliques des réunions d’entreprises, avec celles faisant la part belle au silence, aux hésitations, à l’aide de délicats plans-séquences, afin de capter des instants de vérité et d’intercepter la petite réflexion ou le geste qui ferait voler en éclat les agissements ou la raison de Philippe.
On ne peut que succomber à Un autre monde, dans lequel on reconnaît certains motifs de son auteur, à l’instar des non-dits, un personnage coincé dans le cadre d’une porte ou tout simplement ici par ses collaborateurs, métaphore d’un individu emprisonné dans un étau. Parallèlement, plus de dix ans après Mademoiselle Chambon, Vincent Lindon et Sandrine Kiberlain (bouleversante) sont réunis devant la caméra de Stéphane Brizé. Les deux comédiens, qui ont réellement vécu ensemble et qui ont eu une fille, Suzanne (non, nous ne reparlerons pas de Seize printemps, promis), apportent forcément avec eux leur background (renforcé par l’utilisation de vraies photographies), ce qui ajoute bien sûr au réalisme voulu par le réalisateur. Au-delà de la performance d’acteurs (dont celle de la journaliste Marie Drucker, bluffante, glaçante, formidable), Stéphane Brizé use magistralement des regards (Lindon s’impose autant dans la logorrhée qu’en observateur mutique) et de la discrète et pourtant marquante partition de Camille Rocailleux (Notre paradis de Gaël Morel). On suit avec le même intérêt et la même empathie, ce cadre d’entreprise, son épouse, sa famille, au moment où les choix professionnels de l’un font basculer la vie de tous.
J’aime les gens qui doutent, les gens qui trop écoutent leur cœur se balancer
J’aime les gens qui disent et qui se contredisent et sans se dénoncer
J’aime les gens qui tremblent, que parfois ils ne semblent capables de juger
J’aime les gens qui passent moitié dans leurs godasses et moitié à côté (Anne Sylvestre, Les Gens qui doutent)
Philippe Lemesle et sa femme se séparent, un amour abîmé par la pression du travail, leur brillante fille est partie aux États-Unis, tandis que leur fils (prodigieux Anthony Bajon, décidément un futur grand), inscrit dans une école de commerce, enfant dit « symptôme », pète un câble et se voit admis dans une maison de repos. Philippe doit tout concilier. Cadre supérieur performant dans un groupe industriel, il ne sait plus soudainement répondre aux injonctions incohérentes de sa direction. Dirigeant et tête pensante depuis quelques années, Philippe doit désormais agir en tant que « simple » exécutant et se plier aux ordres de ceux qui sont au-dessus de lui, pour faire le sale boulot. Pour cela, on lui indique sans cesse de faire « preuve de courage », mais il reste encore Philippe une infime capacité de réflexion que ses supérieurs pensaient sans doute éteinte chez son bras armé. Forcément, rien ne se déroulera comme prévu et Philippe se retrouve au carrefour de sa vie, tant personnelle que professionnelle.
Au-delà de la dureté implacable du film et de sa frontale vivisection de la machine à broyer économique, Un autre monde s’avère un film déchirant, qui vous heurte, qui vous marque, dont on ressort bouleversé. Du grand art.
LE BLU-RAY
À l’instar d’En guerre, Une vie, La Loi du marché et Quelques heures de printemps, Un autre monde intègre le catalogue de Diaphana. Le visuel de la jaquette reprend celui de l’affiche d’exploitation. Le menu principal est animé et musical.
Le réalisateur Stéphane Brizé livre un superbe et indispensable commentaire audio (exercice dans lequel il a toujours été très à l’aise), dense, spontané, posé, qui revient sur tous les aspects d’Un autre monde : le casting, les thèmes, les partis-pris, la musique, la photo, le montage. Regorgeant d’anecdotes de tournage, ce commentaire évoque également le travail de Vincent Lindon, encensé par Stéphane Brizé et nous sommes bien d’accord avec lui. Une très belle et essentielle leçon de cinéma.
Nous retrouvons Stéphane Brizé dans un entretien de 16 minutes, qui non seulement complète parfaitement le commentaire audio précédent, mais demeure également essentiel pour en savoir encore plus sur Un autre monde. La genèse du film, les thèmes, le casting, la préparation des comédiens, le découpage, la photo, la musique, tous les éléments glanés à travers cette interview s’additionnent habilement à ceux déjà entendus auparavant. Mais le cinéaste n’est pas seul en piste, puisque nous trouvons aussi les interventions croisées de Vincent Lindon et de Sandrine Kiberlain, qui s’expriment sur les personnages et surtout sur les questions soulevées par le film.
À cela s’ajoute l’intervention du professeur Christophe Dejours, psychiatre, psychanalyste et professeur de psychologie, spécialiste de clinique en psychodynamique du travail et en psychosomatique (25’). Ne manquez surtout pas ce bonus forcément passionnant, pointu, sans cesse informatif, qui dissèque la psychologie du personnage incarné par Vincent Lindon. Comment les maladies mentales peuvent-elles naître dans le monde du travail ? Comment le travail peut-il générer de la souffrance, mais aussi le plaisir ? Qu’est-ce que la souffrance éthique et la servitude volontaire ? Si vous désirez avoir les réponses à ces questions, visionnez ce supplément !
Outre la bande-annonce et les credits du DVD, l’éditeur joint une formidable analyse d’Un autre monde réalisée par Yves Alion, journaliste, critique et historien du cinéma, mais également directeur de la publication et le rédacteur en chef de L’Avant-scène cinéma depuis une vingtaine d’années (9’). Dans ce module, ce dernier se penche sur le film de Stéphane Brizé (La Loi du marché et En guerre), un coup de coeur, qu’il dissèque aussi bien sur le fond que sur la forme. Yves Alion évoque les précédents films du réalisateur, qu’il rapproche de ceux de Ken Loach, la psychologie des personnages et les thèmes, sans oublier les intentions du cinéaste (« non un film militant, mais clairement engagé »). Cela fait du bien d’écouter une critique constructive, très bien écrite et détaillée.
L’Image et le son
Le master HD édité par Diaphana restitue habilement les volontés artistiques du chef opérateur Eric Dumont (Au nom de la terre, Mon garçon) en conservant des couleurs à la fois chaudes et froides, des contrastes léchés ainsi qu’un relief constamment palpable. Ces volontés artistiques sont rudement prises en charge pour le passage du film sur le petit écran. La compression AVC consolide l’ensemble, les détails sont légion sur le cadre large et les visages des comédiens, le piqué est aiguisé, les noirs denses, les blancs cramés et la copie éclatante. Les séquences sombres et nocturnes jouissent également d’une définition sans failles.
La piste DTS-HD Master Audio 5.1 ne fait pas d’esbroufe inutile et se concentre essentiellement sur la restitution des dialogues, solidement plantés sur l’enceinte centrale. Si la balance frontale s’en sort plutôt bien avec des effets fluides + et souvent saisissants, les latérales ne parviennent qu’à instaurer une spatialisation musicale. Sans surprise, la piste stéréo se révèle percutante, alliant les voix, les effets et la musique avec une remarquable homogénéité. Une piste audiodescription ainsi que les sous-titres français destinés au public sourd et malentendant sont également disponibles.