Test Blu-ray / L’Effrayant docteur Hijikata, réalisé par Teruo Ishii

L’EFFRAYANT DOCTEUR HIJIKATA (Kyôfu Kikei Ningen : Edogawa Rampo Zenshû – Horrors of Malformed Men) réalisé par Ishii Teruo, disponible en Blu-ray le 1er octobre 2023 chez Le Chat qui fume

Acteurs : Teruo Yoshida, Yukie Kagawa, Teruko Yumi, Mitsuko Aoi, Michiko Kobata, Yumiko Katayama, Kei Kiyama, Reiko Mikasa…

Scénario : Ishii Teruo & Kakefuda Masahiro, d’après le roman de Rampo Edogawa

Photographie : Akatsuka Shigeru

Musique : Kaburagi Hajime

Durée : 1h39

Date de sortie initiale : 1969

LE FILM

Mutique, interné de force dans un asile psychiatrique de Tokyo, le jeune chirurgien Hitomi Hirosuke entend régulièrement dans sa tête un chant féminin qui se superpose au bruit des vagues. Des images l’assaillent également, dont celle d’un homme difforme aux mains palmées, sans qu’il parvienne à leur donner du sens. Une nuit, alors que quelqu’un s’introduit dans sa cellule pour tenter de l’étrangler, Hirosuke se voit contraint de tuer ce mystérieux agresseur et en profite pour s’évader. Une fois dehors, il croise une jeune femme, Hatsuyo, perdue dans ses pensées et fredonnant précisément cette berceuse qui le hante…

Et les vagues du logo de la Toei se brisent une nouvelle fois sur les récifs en ouverture d’un film d’Ishii Teruo. Le cinéaste a entamé sept ans plus tôt une collaboration au long cours avec le studio, après des débuts éclectiques dans les années 1950 sous la bannière de la Shintoho – vers laquelle il revient de temps en temps pour quelques films de science-fiction. Réalisant jusqu’à huit productions par an à un rythme effréné, qu’il co-scénarise bien souvent, son travail à la Toei se concentre d’abord sur une série de polars avant que de contribuer à la résurgence cinématographique de l’ « ero-guro », ce mouvement d’abord littéraire qui mêle érotisme frontal et univers grotesque. Edogawa Ranpo, figure de proue du genre dans les années 1920, est l’un des auteurs horrifiques les plus importants du Japon, imbriquant roman noir et fantastique. En 1969, deux de ses plus grands livres, Le Lézard Noir et La Bête Aveugle, viennent tout juste d’être adaptés respectivement par Fukasaku Kinji et Masumura Yasuzō. Bien plus tard, le romancier fournira encore du carburant à des cinéastes aussi doués que disparates (Tsukamoto Shin’ya pour Gemini en 1999 ; Barbet Schroeder pour Inju en 2008…). Ishii, quant à lui, choisit deux romans plus anciens, L’Île Panorama et Le Démon de l’Île Solitaire, et les croise afin d’en tirer une histoire propre à prolonger ses obsessions actuelles tout en explosant leurs limites.

Hitomi Hirosuke est en quête d’un passé dont ne subsiste presque aucune trace dans sa mémoire. Après son évasion (elle-même très mystérieuse) de l’asile d’aliénés qui l’accueillait, il croise la route de Hatsuyo, une jeune circassienne qui semble détenir la clé de ses origines. Mais lors d’un rendez-vous, celle-ci se fait assassiner en pleine rue et Hirosuke, coupable désigné, doit disparaître avec le peu d’éléments qu’elle a pu lui fournir. Lors de sa fuite, il apprend dans le journal la mort de Komoda Genzaburō, riche héritier qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau, dans la région précise où le menaient les confidences de Hatsuyo. Orchestrant sa « résurrection », il prend donc la place du disparu auprès de sa famille et de ses domestiques. Ses tâtonnements prudents pour entrer dans la peau de Genzaburō ne l’empêchent pas de susciter peu à peu la méfiance. Parallèlement, sa nouvelle vie lui fait apprendre l’existence d’une île voisine où s’était retiré, il y a longtemps, le patriarche de la famille – un homme aux mains palmées ; peut-être celui-là même dont Hirosuke conserve un souvenir diffus, enfoui dans sa mémoire…

Un mot sur l’indéfendable titre français du film – qui, malgré tout, nous fournira un excellent point de départ pour parler de ce dernier ! « L’Effrayant docteur Hijikata » est un non-sens prodigieux. Bien malin qui trouvera dans le film un personnage nommé Hijikata ! Le titre international est tout simplement : « Horrors of Malformed Men ». En fait, Hijikata Tatsumi est le nom du comédien-danseur qui prête ses traits et son expertise du butō au personnage de Jōgorō, maître de la fameuse île sur laquelle s’achève le film. En d’autres termes, c’est comme si le distributeur japonais du Gendarme de Saint-Tropez avait retitré le film : « L’Inflexible adjudant Galabru ». Oui parce qu’ici, le fameux Jōgorō n’est même pas le personnage central ! On mettra donc l’emploi de ce titre douteux sur le compte de la méconnaissance culturelle doublée d’une intention racoleuse, et on lui préférera le titre anglais qui traduit assez bien l’intention d’origine. Toujours est-il que Hijikata Tatsumi est pour beaucoup dans l’identité du film d’Ishii. Il s’agit en fait de leur troisième collaboration : le générique d’ouverture des Orgies sadiques de l’ère Edo, qui sort au tout début de cette même année 1969, montre une performance de butō par Hijikata accompagné de sa troupe – un peu comme on démarrerait un Indiana Jones sur une scène de cabaret. Ce film à sketches répond assez bien à la dénomination « ero-guro » : brutal et déviant, son contenu sexuel est dominé par la représentation du viol ou de démarquages jusqu’au-boutistes (comme lorsque des taureaux aux cornes enflammées empalent plusieurs femmes dénudées sous l’œil pervers d’un seigneur libidineux – on ne voyait plus rien de tel en Occident depuis Le Signe de la Croix de Cecil B. DeMille en 1932 !). Puis c’est dans Déviances et Passions (là encore, les titres français valent ce qu’ils valent…), autre film à sketches fondé sur des dossiers criminels bien réels – notamment l’affaire Abe Sada, auquel Oshima consacrera plus tard son Empire des Sens –, que Hijikata apparaît de nouveau en bourreau chargé de décapiter Takahashi Oden (dernière japonaise à avoir jamais encouru cette peine). On voit qu’Ishii lui donne pour le moment de tout petits rôles, parfois déconnectés du récit, où son aura d’artiste d’avant-garde suffit à justifier sa présence insolite. Pour Horrors of Malformed Men, les choses se présenteront différemment.

Le butō est un art très spécifique, contestataire, dont les gestuelles imprévisibles et désarticulées s’opposent aux formes classiques du théâtre japonais et, contre toute recherche d’harmonie, affichent un goût pour le malaise et pour l’étrange. Hijikata, figure de proue de cette danse introspective et ténébreuse, est déjà une star de la scène qui côtoie les grands noms de l’époque (Mishima, Terayama…) et s’épanouit dans l’abstraction. Le coup de génie d’Ishii Teruo, tout « faiseur » de films d’exploitation qu’il fût, c’est d’avoir importé cette forme nouvelle dans son cinéma quelque peu conservateur et d’avoir su marier les deux pour produire une expérience inédite. Disons-le tout net : il est difficile d’appréhender le succès possible d’un film comme celui-ci hors des frontières de l’archipel. Il dépend d’esthétiques codifiées à l’extrême et ne répond à aucun des critères du cinéma occidental. On sent d’abord qu’Ishii a pris le goût du film à sketches au point d’en récupérer la dynamique à l’intérieur d’un récit-fleuve : il en résulte un mixture plus qu’hétérogène et on peut dire qu’il y a, dans Horrors of Malformed Men, au moins deux films en un ! Ensuite les limites budgétaires et les contraintes temporelles de son projet (qui affiche pourtant une grande ambition) sont justement contournées par une démarche théâtralisante et assumée comme telle – encore faut-il, en tant que spectateur, accepter de l’accueillir. La première moitié du film, très décousue, mêle fantastique et policier dans la grande tradition d’Edogawa Ranpo, et ressemble bien à ce qu’Ishii réalisait à cette période. On retrouve même son acteur fétiche du moment, Yoshida Teruo, encore une fois dans le rôle d’un chirurgien. Sauf que cette fois, l’histoire semble expurgée de toutes les saillies sexuelles et sanglantes qui faisaient alors son succès ! Reste un film d’atmosphère, assez insaisissable, qui finit apparemment par se fixer dans la propriété des Komoda… Quand soudain, pile à la moitié du métrage, tout bascule ! Le déplacement de l’intrigue nous fait tout à coup plonger dans un ersatz de L’Île du docteur Moreau auquel l’argent alloué par le studio ne permettait sans doute pas de rendre justice, et c’est à cet instant précis qu’Ishii se déchaîne vraiment ! Assumant jusqu’au bout ce qu’il avait seulement effleuré dans les deux films cités plus haut, il fait intervenir l’équipe de Hijikata pour casser le film en deux et proposer alors, presque littéralement, une œuvre centrée sur le butō lui-même. Sujets de longues séquences qui suspendent pour un temps la trame du scénario, les « malformed men » du titre ne prennent pas vie à grand renfort d’effets spéciaux de plateau ou de trucages optiques, mais simplement par le pouvoir sorcier de la danse et de la poésie, faisant ce pari de l’évocation pure, indispensable à la discipline théâtrale mais si souvent rejeté par un public de cinéma. Les corps humains (et animaux) greffés entre eux par Jōgorō deviennent la métaphore criante de cette greffe incertaine et formidable : celle du butō sur le cinéma fantastique. Sidération. L’improbable grand final, digne d’Ōbayashi Nobuhiko et de son futur House, finit d’emporter le morceau – ou de méduser l’audience, au choix !

On n’accole que rarement le mot « auteur » à Ishii Teruo. Même pour ses fans avérés parmi les critiques, l’idée semble bien souvent incommode. Et pourtant…! Ayant trouvé dans la veine « ero-guro » des marques esthétiques véritables, il décide un jour d’y introduire la figure extrême de Hijikata Tatsumi, comme un appel du pied au courant artistique que ce dernier représente, incantant un rapprochement. Après deux coups d’essai passés à « domestiquer la créature », à la faire bouger devant la caméra le temps d’une scène, comprendre comment la filmer, Ishii finit par créer un véritable « objet filmique non identifié » en donnant à Hijikata la place prépondérante à laquelle il pensait peut-être secrètement depuis le début. Le résultat est si bizarre, si peu en accord avec les canons du genre normalement abordé par le cinéaste, qu’il est d’emblée jugé problématique par la Toei – laquelle validait pourtant sans sourciller les excès précédents d’Ishii. Le film sera donc très vite retiré des circuits et on ne le ressortira des cartons qu’au bout de plusieurs décennies. Les travaux suivants d’Ishii pour le studio emprunteront des chemins plus balisés, et il faudra le financement de la Nikkatsu (autre major en passe d’inaugurer le genre « roman porno ») pour que le metteur en scène dirige une quatrième et dernière fois Hijikata dans une œuvre, là encore, totalement inclassable dominée par les présences charismatiques de Kaji Meiko et Tokuda Hoki, mixant horror show, film de yakuzas et chambara : ce sera Blind Woman’s Curse en 1970. Dans cette seule trajectoire de quatre films où le geste esthétique prend de plus en plus le pas sur les récits-prétextes, peut-être à son corps défendant, c’est bel et bien une démarche d’auteur qui se dessine, au milieu d’une carrière enténébrée par l’exigence industrielle.

Morgan Iadakan

LE BLU-RAY

Sorti en digipack, avec ses trois volets habituels et son fourreau cartonné, le film est présenté par un visuel qui reprend l’une de ses nombreuses images inoubliables. Hijikata Tatsumi y apparaît en gros plan, juste sous son nom, et le titre français du film semble légender son portrait. Sur les volets intérieurs c’est Yoshida, véritable acteur principal, que l’on retrouve. Musical et animé, dévoilant une séquence de la seconde partie de l’histoire qui ferait presque croire à un film de cannibales italien, le menu ne propose que la version originale d’un film jamais doublé (faut-il s’en plaindre…?), ses bonus et ses remerciements, comme toujours chez cet éditeur.

Le seul entretien proposé est assuré par Julien Sévéon, qui rend compte en vingt-cinq petites minutes de la carrière prolifique et parfois laborieuse d’Ishii Teruo, de son statut au sein de l’industrie et de ses rapports avec la Toei, de l’inscription de Horrors of Malformed Men dans sa filmographie, de la figure centrale d’Edogawa Ranpo et du contexte culturel qui l’a vu émerger, développant également les carrières de Yoshida Teruo et surtout de Hijikata et de son butō, essayant de définir la pratique elle-même et rendant compte de son alliance presque contre-nature avec le système des studios. Il parle enfin du destin assez triste du film une fois achevé et de sa redécouverte progressive depuis le début des années 2000. Un bonus très plaisant, bel hommage à toute cette époque du cinéma populaire japonais et aux œuvres complètement folles qu’elle a pu faire surgir.

La galette nous gratifie bien évidemment de la bande-annonce qui, par souci d’attiser la curiosité, a tendance à montrer beaucoup (trop…?) et risque d’amoindrir quelques découvertes saisissantes.

L’IMAGE ET LE SON

Pouvant faire l’objet de quelques chipotages sur le plan du transfert (un manque global de relief par exemple), la restauration du film est tout à fait impeccable en terme de propreté. L’éditeur est connu pour éviter les matériaux médiocres ou ayant fait l’objet de tripatouillages numériques excessifs : cela se vérifie une fois encore. Perturbé par aucun défaut notable, le visionnage est un bonheur.

Vintage, agressive dans le bon sens, la piste-son bénéficie d’un beau rendu dynamique à défaut d’une vraie netteté dans les détails – que le matériel d’origine ne permettrait sans doute pas d’obtenir.

Crédits images : © TOEI Company / Le Chat qui fume / Critique du film, captures et chronique du Blu-ray réalisées par Morgan Iadakan pour Homepopcorn.fr

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