Test Blu-ray / Le Petit Fugitif, réalisé par Ray Ashley, Morris Engel & Ruth Orkin

LE PETIT FUGITIF (Little Fugitive) réalisé par Ray Ashley, Morris Engel & Ruth Orkin, disponible en Blu-ray le 10 mars 2021 chez Carlotta Films.

Acteurs : Richard Brewster, Winifred Cushing, Jay Williams, Will Lee, Charlie Moss, Tommy DeCanio, Richie Andrusco…

Scénario : Ray Ashley, Morris Engel & Ruth Orkin

Photographie : Morris Engel

Musique : Eddy Lawrence Manson

Durée : 1h21

Date de sortie initiale : 1953

LE FILM

Brooklyn dans les années cinquante. La mère de Lennie lui confie la garde de son petit frère Joey car elle doit se rendre au chevet de la grand-mère, malade. Lennie avait prévu de passer le week-end avec ses amis. Irrité de devoir emmener son petit frère partout avec lui, il décide de lui jouer un tour en simulant un accident de carabine sur un terrain vague. Persuadé d’avoir causé la mort de son frère, Joey s’enfuit à Coney Island, immense plage new-yorkaise dédiée aux manèges et à l’amusement. Il va passer une journée et une nuit d’errance au milieu de la foule et des attractions foraines…

Près de soixante dix ans après sa sortie, Le Petit FugitifLittle Fugitive demeure une œuvre emblématique, d’une folle modernité et une pierre fondatrice dit du cinéma vérité. Le film réalisé par Morris Engel (1918-2005), Ruth Orkin (1921-1985) et Ray Ashley (1911-1960) s’inscrit dans l’anthologie du cinéma au même titre que Rome, ville ouverteRoma città aperta (1945) de Roberto Rossellini pour le néoréalisme, Les 400 coups de François Truffaut et A bout de souffle de Jean-Luc Godard pour la Nouvelle Vague. En cette année 1953, un vent nouveau souffle sur le cinéma. Tandis qu’Ingmar Bergman impose un style narratif épuré avec son chef d’œuvre Monika, un petit film est réalisé en totale indépendance à Coney Island par une équipe réduite, une caméra miniature 35 mm mise au point afin de faciliter les prises de vue, et un petit garçon de 7 ans qui en est le protagoniste. Ouvertement autobiographique, Le Petit Fugitif s’inspire des souvenirs d’enfance de Morris Engel, ancien enfant des rues de Brooklyn, fils d’une mère veuve et frère de trois sœurs, souvent livrés à eux-mêmes. Considéré comme un des maillons fondateurs du cinéma indépendant américain, nombreux sont les cinéastes qui allaient prendre ce nouveau courant en marche comme John Cassavetes avec Shadows.

Une liberté de ton plane sur Le Petit Fugitif où les dialogues sont souvent réduits à leur strict minimum, la caméra se contentant d’être la plus proche du jeune protagoniste (choisi par Ray Ashley au milieu de Coney Island lors des repérages), se plaçant la plupart du temps à hauteur de son regard et plongée dans la foule de Coney Island. L’harmonica accompagne les déambulations de Joey, pistolet en plastique à la ceinture comme dans les westerns télévisés dont il est friand. L’action a beau se résumer à Joey au stand de hot-dogs, Joey ramenant des bouteilles consignées, Joey faisant du poney, Joey engloutissant un Dr Pepper, etc… le public est conquis. Joey, ce petit garçon de 7 ans, erre seul dans la cohue. Persuadé d’avoir tué son frère lors de tirs à la carabine, il prend la fuite en prenant le métro et se réfugie dans le monde animé de la fête foraine de Coney Island pour oublier son « crime ». Il n’est d’ailleurs pas idiot de penser que Victor Erice se soit inspiré de ce film pour une scène culte de L’Esprit de la rucheEl Espíritu de la colmena (1973), celle où la petite Ana Torrent découvre sa sœur aînée allongée sur le sol, visiblement sans vie. Cette expérience initiatique où l’absence du père (caractérisée par le moniteur d’équitation) et la perte progressive de l’innocence sont marquées par l’enchaînement des jeux et la persévérance (au jeu du chamboule-tout), font apparaître un petit adulte débrouillard et tourmenté. Un petit sourire marqué par l’absence de dents de lait, laisse immédiatement place à la peur, d’où le désir de Joey d’enchaîner rapidement les attractions.

Du point de vue technique, la réalisation se rattache à la captation documentaire, vivante et instinctive, enregistrant le naturel de son comédien à l’instar de ce court instant où, s’entraînant au base-ball, le jeune comédien glisse à terre tel Buster Keaton, touche la caméra avec sa balle et regarde directement le réalisateur derrière l’objectif. Formellement libre et instantanée, cette scène met également en valeur ce nouveau sentiment de persévérance auquel Joey se retrouve confronté pour la première fois dans sa courte existence. De plus, certains plans sont renversants de beauté comme celui du réveil de Joey sur la plage ou de la promenade du petit garçon sous les planches de la jetée. Au-delà de l’histoire, les trois réalisateurs issus de la photographie et du journalisme, mettent en relief une réalité économique en présentant une famille modeste où la mère de famille, récemment veuve, vit chichement avec ses deux enfants dans un appartement exigu de Brooklyn. Loin des archétypes répandus à l’époque (on se souvient du pamphlet de Pleasantville de Gary Ross), les deux frères passent l’été dans les rues ou dans le terrain-vague voisin avec leurs camarades issus de la même classe sociale. Enfant sans père, Joey n’a que son frère aîné comme modèle. Ses repères disparaissent au moment où il croit être responsable de la « mort » de son aîné.

En 1953, Le Petit Fugitif est refusé par l’ensemble des distributeurs. Seul Joseph Burstyn, un indépendant ayant déjà distribué aux Etats-Unis Rome, ville ouverte et Paisa de Roberto Rossellini ou Le Voleur de bicyclette de Vittorio de Sica, est séduit par le film qui reçoit plus tard le Lion d’Argent au Festival de Venise en 1953 et qui sera nommé pour l’Oscar du meilleur scénario l’année d’après. Le Petit Fugitif est un film passionnant et incontournable dans l’Histoire du cinéma. François Truffaut l’a toujours avoué, sans ce film, jamais Les 400 coups et A bout de souffle n’auraient existé. Ayant connu une véritable résurrection depuis une quinzaine d’années, ce bijou du cinéma américain a su marquer depuis de nouveaux spectateurs et nous ne saurons que trop vous conseiller de le faire connaître à vos petites têtes blondes avec qui vous prendrez un énorme plaisir.

LE BLU-RAY

Douze ans après sa première incursion dans les bacs français, Le Petit Fugitif revient par la grande porte, toujours chez Carlotta Films, cette fois en Haute-Définition. Parallèlement à cette première édition en Blu-ray, l’éditeur en profite pour proposer un coffret intitulé Outside Morris Engel & Ruth Orkin – L’intégrale, qui comprend Le Petit Fugitif (1953), Lovers and Lollipops (1956), Weddings and Babies (1958), mais aussi l’inédit I Need a Ride to California (1968). Ce dernier est aussi présenté en édition Single, à la fois en DVD et en Blu-ray. Le menu principal est fixe et musical.

Pour cette édition, Carlotta Films présente deux nouveaux suppléments, uniquement visibles sur le Blu-ray.

The Dog Lover (1962, 24’) : Après Le Petit Fugitif et Lovers and Lollipops dans les années 1950, Morris Engel, pionnier du cinéma indépendant américain, revient une décennie plus tard à son thème de prédilection : explorer l’enfance et la vie quotidienne de famille de la classe moyenne new-yorkaise. Gérant d’un supermarché de quartier, Jack rentre chaque soir épuisé auprès de sa femme et de sa fille Susie. Cette dernière rêve d’avoir un chien mais son père refuse, car il sait qu’il devra s’en occuper après sa dure journée de travail. C’est alors que la petite Susie trouve un chien perdu dans la rue et décide de le ramener à la maison…

Home Movies (11’) : Il s’agit ici d’une compilation de films personnels et d’archives de famille, tournés entre 1960 et 1968 chez les Engel-Orkin, ainsi que dans les rues new-yorkaises et Central Park.

Le chaînon manquant – une introduction d’Alain Bergala (11’) : Alain Bergala, critique de cinéma, universitaire, essayiste, scénariste et réalisateur, ancien rédacteur en chef et directeur de collections aux Cahiers du cinéma, établit un lien direct entre Le Petit fugitif, réalisé en 1953, avec le néo-réalisme apparu en Italie entre 1945 et 1948, et la Nouvelle Vague française dont le fer de lance demeure A bout de souffle de Jean-Luc Godard et Les 400 coups de François Truffaut. Dans une brillante présentation, Alain Bergala démontre que Le Petit fugitif s’avère le maillon manquant du cinéma moderne, à égalité toutefois avec le chef d’œuvre d’Ingmar Bergman, Monika. Tout du long, notre interlocuteur raconte la genèse du film de Morris Engel, Ruth Orkin et Ray Ashley, en apportant de nombreuses anecdotes liées à la carrière de Morris Engel et à la production du Petit fugitif, en revenant notamment sur la création de la petite caméra 35 mm avec laquelle les prises de vue ont été réalisées en catimini au milieu de la foule de Coney Island. Alain Bergala clôt cet indispensable prologue en rappelant le fameux n°31 des Cahiers du Cinéma où François Truffaut déclarait la guerre au cinéma dit traditionnel en apposant une photo du Petit fugitif en une, précisant de ce fait que le cinéma moderne qu’il désirait faire avec ses confrères devait ressembler au film de Morris Engel.

Morris Engel, l’indépendant (28min30, 2008) Mary Engel, fille de Morris Engel et de Ruth Orkin, rend hommage à son père et à son œuvre grâce à de nombreux témoignages d’hier et d’aujourd’hui, le tout illustré d’archives familiales et des photos magnifiques en N&B. Une rapide biographie de Morris Engel (1918-2005), poète de la vie urbaine, est ainsi intimement dressée en un peu moins d’une demi-heure à travers des photos de son enfance, ses premiers travaux et des images tirées du Petit fugitif, Lovers and lollipops, Weddings and babies. Dans la deuxième partie de ce documentaire, Morris Engel lui-même commente quelques photos présentées lors d’une exposition qui lui était consacrée en 2000 et présente son film Le Petit fugitif avant sa projection au moment d’une rétrospective. Mais la plus grosse surprise provient des retrouvailles émouvantes survenues en 1996 entre Morris Engel et Richie Andrusco, alias Joey, le petit fugitif lui-même. Les deux hommes évoquent quelques souvenirs de tournage tout en se baladant dans Coney Island où Richie Andrusco nous rejoue quelques scènes clés du film.

L’interactivité se clôt sur la bande-annonce d’époque (1min50) et celle de la ressortie du film en 2009 (1min14).

L’Image et le son

Carlotta Films présente un master restauré 2K du Petit Fugitif. Magnifique ! L’éditeur nous offre une des plus belles images de ce mois de mars 2021 et offre au Petit fugitif un écrin de toute beauté qui nous laisse pantois. Malgré les années, le caractère exceptionnel du film, les conditions de tournage (à la sauvette) et le master d’origine sans doute usé par les conditions de conservation, la copie restaurée du film présentée dans son format d’origine 1.33 est extraordinaire. Les scories ont été purement et simplement éradiquées (quelques rayures verticales subsistent, mais rien de rédhibitoire), le N&B est savamment contrasté et regorge de détails, les noirs sont d’une rare densité, la texture argentique est fine et élégante, la profondeur est exceptionnelle, la luminosité est resplendissante, le piqué affûté. On croit manquer de qualificatifs devant ce master qui renforce encore plus notre attachement au film présenté dans de telles conditions techniques.

La version originale du Petit fugitif ronronne sensiblement, quelques craquements se font entendre mais la musique est brillamment restituée avec un bon équilibre des notes d’harmonica ponctuant les actions de notre jeune héros. Si les dialogues tendent parfois à la saturation, le mixage ne manque pas d’ardeur et accompagne habilement le spectateur tout au long du film. En revanche, la piste française s’adresse en priorité aux plus petits qui perdront nettement en termes d’ambiances annexes qui ont presque toutes disparues. Ce mixage artificiel (récent ?) est certes propre et sans souffle mais se concentre presque entièrement sur les dialogues et le rendu de la musique est nettement plus sourd. Les sous-titres français ne sont pas imposés.

Crédits images : © Carlotta Films / Captures Blu-ray : Franck Brissard pour Homepopcorn.fr

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