LE ORME réalisé par Luigi Bazzoni, disponible en Blu-ray depuis décembre 2022 chez Le Chat qui fume.
Acteurs : Florinda Bolkan, Peter McEnery, Nicoletta Elmi, Caterina Boratto, John Karlsen, Esmeralda Ruspoli, Evelyn Stewart, Miriam Acevedo, Rosita Torosh, Luigi Antonio Guerra, Klaus Kinski, Lila Kedrova…
Scénario : Mario Fanelli & Luigi Bazzoni, d’après le roman de Mario Fanelli
Photographie : Vittorio Storaro
Musique : Nicola Piovani
Durée : 1h36
Date de sortie initiale : 1975
LE FILM
Alice, une jeune traductrice frappée d’amnésie, n’arrive plus à discerner la réalité de ses cauchemars alors qu’elle tente de se rappeler les évènements de ces derniers jours. Une carte postale retrouvée l’amène à la station balnéaire de Garma où les gens ne semblent pas la reconnaître alors que ses rêves où elle se tient aux cotés d’astronautes sur la lune deviennent de plus en plus forts…
Nous avions déjà parlé du réalisateur Luigi Bazzoni (1929-2012) en septembre 2022, à l’occasion de la sortie en Blu-ray chez Artus Films du formidable La Possédée du lac – La Donna del lago. Si vous désirez en savoir plus sur ce dernier, vous savez ce qui vous reste à faire. Aujourd’hui, nous évoquerons Le Orme, le dernier long-métrage du cinéaste, avant que celui-ci se lance dans son documentaire-fleuve Roma Imago Urbis, qui comptera quinze parties produites de 1987 à 1992 et qui sera ensuite distribué directement en VHS en 1994. Également connu pour L’Homme, l’Orgueil et la Vengeance – L’Uomo, l’Orgoglio, la Vendetta (1967), western avec Franco Nero adapté de la nouvelle Carmen de Prosper Mérimée, sans oublier le génial Journée noire pour un bélier – Giornata nera per l’ariete, avec le même comédien, Luigi Bazzoni signe son chef d’oeuvre avec Le Orme, faux giallo, mais véritable thriller psychologique, chaînon manquant entre Mort à Venise de Luchino Visconti et Identification d’une femme de Michelangelo Antonioni, dans lequel brille la merveilleuse Florinda Bolkan, qui aura illuminé le cinéma transalpin dans La Dernière maison sur la plage de Franco Prosperi, Exécutions de Romolo Guerrieri Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon d’Elio Petri, La Longue nuit de l’exorcisme et Le Venin de la peur de Lucio Fulci. Amis cinéphiles, venez vous perdre dans ce fabuleux labyrinthe mental !
Alice Campos est perturbée par un cauchemar récurrent, celui où un astronaute est abandonné volontairement sur la Lune par un savant fou, le professeur Blackmann (auquel Klaus Kinski vient prêter son visage taillé à la serpe). Troublée, elle identifie finalement ce songe comme une scène du film Orme sulla Luna qu’elle a vu des années auparavant. Peu après, elle découvre qu’elle a perdu la notion du temps et qu’elle s’est absentée du travail trois jours sans justification et aucun souvenir. Elle retrouve alors une mystérieuse carte postale mentionnant une station touristique nommée Garma. Dès son arrivée, des gens, qu’elle ne semble n’avoir jamais vu, la reconnaissent et lui assure l’avoir rencontré au même endroit une semaine auparavant. Or, Alice est persuadée que c’est la première fois qu’elle met les pieds dans cette ville. Alice est elle devenue paranoïaque ou est-elle la cible d’un complot ? Et quel rôle joue donc Henry, cet homme mystérieux qui dit bien sur vouloir l’aider ?
Sans révéler le dénouement, aussi étrange que marquant, nous pouvons dire que Le Orme est un voyage dans les méandres d’un esprit dérangé, sur le fil entre le rêve et la réalité perturbée. L’actrice brésilienne Florinda Bolkan, que l’on a vu aussi chez Michel Deville (Le Mouton enragé) crève l’écran une fois de plus. Quasiment de tous les plans, son personnage d’Alice Campos se dévoile par strates, la caméra ne la quitte pas d’une semelle, espérant débusquer les failles de cette femme perdue, à la recherche d’elle-même. Klaus Kinski, la même année que L’Important c’est d’aimer d’Andrzej Żuławski, fait une énième incursion dans le cinéma italien (mais en anglais dans le texte), ici dans une simple participation (sûrement très bien payée), dans le film dans le film, sans doute les passages les plus insolites, dont nous n’aurons pas forcément l’explication du pourquoi du comment. Le Orme est un jeu de pistes qui annonce des décennies avant Memento de Christopher Nolan, Shutter Island de Martin Scorsese (et donc le roman de Dennis Lehane), l’incroyable livre Puzzle de Franck Thilliez, avec même une touche lynchienne (Lost Highway et Mulholland Drive notamment), qui ne ressemble à un aucun autre film italien d’alors, mais dont on peut retrouver certains motifs déjà vus dans La Possédée du lac, aussi bien sur le fond que sur la forme, comme des réminiscences, sur lesquelles coulent l’hypnotique composition de Nicola Piovani.
Tourné entre Rome et la Turquie (Phaselis et Kemer), Le Orme n’est certainement pas un giallo comme on a pu le lire depuis des années, mais une transposition du roman Las Huellas de Mario Fanelli, qui avait déjà participé au scénario de Journée noire pour un bélier, qui donne naissance à un nébuleux thriller quasi-fantastique, un film d’atmosphère. Cette impression est renforcée par la splendide photographie du légendaire chef opérateur Vittorio Storaro (Rifkin’s Festival, Wonder Wheel, L’Oiseau au plumage de cristal, Apocalypse Now, 1900), cousin de Luigi Bazzoni, qui s’amuse à faire perdre ses repères autant à Alice qu’aux spectateurs. Des éléments interpellent sur le chemin de la vérité du personnage principal, une carte postale déchirée, du sang sur une robe jaune, des somnifères, une baie vitrée décorée d’un paon, une boucle d’oreille disparue, une maison dans les bois, une perruque rousse, une broche en écailles de tortue, une paire de ciseaux, les extraits d’un film de science-fiction qui s’incrustent dans le fil de ses pensées…autant d’étapes, de décors, de rencontres, d’objets disséminés au fur et à mesure qu’Alice (un prénom pas anodin) remonte le fil des événements passés.
Il est temps désormais pour les amateurs de septième art de participer à la résurrection de Le Orme, dont on ne soupçonne pas à première vue l’importance et le caractère avant-gardiste de ce qui s’avère être un monument du thriller néo-noir expérimental sur la paranoïa et la schizophrénie. Chapeau bas.
LE BLU-RAY
C’est un nouveau trésor exhumé par Le Chat qui fume qui débarque en Haute-Définition, Le Orme de Luigi Bazzoni. Magnifique Digipack à trois volets illustré par m’sieur Frédéric Domont, le tout glissé dans un fourreau cartonné au visuel très pertinent. Le menu principal est animé et musical. Édition limitée à 1000 exemplaires. Version intégrale.
Nous commençons les bonus par une petite interview de la comédienne Ida Galli (12’). Celle qui aura marqué les amateurs de cinéma d’exploitation dans L’Emmurée vivante, Exorcisme tragique, La Queue du scorpion, Les Sorcières du bord du lac, Le Corps et le fouet, Hercule contre les vampires et bien d’autres revient sur sa courte apparition dans Le Orme. Elle explique qu’elle souhaitait à l’époque multiplier les participations au cinéma pour ne jamais cesser de travailler. Puis, Ida Galli revient sur l’étroite collaboration entre Luigi Bazzoni et Vittorio Storaro, sur sa partenaire Florinda Bolkan, ainsi que sur son bonheur de voir que les films comme Le Orme ne cessent d’être redécouverts par les nouvelles générations.
La pièce-maîtresse de cette édition Blu-ray est le très long entretien avec le directeur de la photographie Vittorio Storaro. 78 minutes en compagnie de celui qui aura émerveillé les sens des spectateurs avec son travail sur (entre autres) Le Dernier Tango à Paris de Bernardo Bertolucci, Malicia de Salvatore Samperi, Reds et Dick Tracy de Warren Beatty, Ladyhawke, la femme de la nuit de Richard Donner, ça ne se refuse évidemment pas ! En vrac, le mythique chef opérateur revient posément sur ses débuts – en tant que cadreur – dans la profession, après ses études au Centro Sperimentale di Cinematografia, sur ses rencontres déterminantes comme Franco Nero et surtout Bernardo Bertolucci, pour la première fois sur le tournage de Prima della rivoluzione, qui sera centrale pour la suite de sa carrière, sans oublier sur ses collaborations avec Luigi Bazzoni, dont Le Orme. Comment visualise-t-on l’obscurité ? Comment s’exprimer avec la lumière en mouvement ? Comment communiquer une émotion visuelle ? Vittorio Storaro, récompensé par trois Oscars, répond à ces questions au cours de cette interview exceptionnelle, sans nul doute l’une des plus belles présentées par Le Chat qui fume. Un vrai régal, pointu, mais passionnant.
L’interactivité se clôt sur la bande-annonce.
L’Image et le son
Le Orme a été restauré en 4K, à partir du négatif original. On ne sait combien d’heures il aura fallu pour nettoyer et enlever avec soin les éclats, salissures et rayures, mais le résultat est fa-bu-leux ! Le Chat qui fume livre un master synonyme de perfection. Les très beaux partis-pris esthétiques du directeur de la photographie Vittorio Storaro trouvent un nouvel écrin et se voient entièrement respectés. Aucun réducteur de bruit à l’horizon, la texture argentique est présente, la colorimétrie trouve un éclat assez dingue, la carnation est naturelle et le piqué est très surprenant. La profondeur de champ est fort appréciable, la gestion des noirs impeccable, la propreté exceptionnelle et le niveau de détails impressionnant. Le Orme, qui affiche déjà près de cinquante ans au compteur peut se targuer d’un lifting de premier ordre et d’un transfert d’une folle élégance.
Seule la version originale est disponible. Les dialogues sont clairs et nets, jamais étouffés ou accompagnés d’un souffle. C’est nickel et certaines scènes sont même étonnamment vives, tout comme la partition de Nicola Piovani.