FORFAITURE réalisé par Marcel L’Herbier, disponible en DVD et Blu-ray le 19 janvier 2021 chez Rimini Editions.
Acteurs : Victor Francen, Sessue Hayakawa, Louis Jouvet, Lise Delamare, Lucas Gridoux, Eve Francis, Lucien Nat, Pierre Magnier…
Scénario : Jean-Georges Auriol & Jacques Companéez, d’après le film Forfaiture – The Cheat de Cecil B. DeMille (1915) et le roman d’Hector Turnbull
Photographie : Eugen Schüfftan
Musique : Michel Michelet
Durée : 1h40
Année de sortie : 1937
LE FILM
Denise Moret se rend en Mongolie pour rejoindre Pierre, son mari, ingénieur sur un chantier. Après avoir perdu une grosse somme au jeu, Denise emprunte de l’argent au prince Lee-Lang. Celui-ci lui fait des avances qu’elle repousse. Le prince décide de se venger.
Même s’il a souvent eu quelques grandes vedettes devant sa caméra, le cinéaste impressionniste et avant-gardiste Marcel L’Herbier (1888-1979) est resté la star de ses films. En effet, près de 85 ans après sa sortie dans les salles, la virtuosité de la mise en scène de Forfaiture, film qui nous intéresse aujourd’hui, reste vraiment époustouflante. Les mouvements audacieux et élégants de sa caméra, vraisemblablement hérités de la période muette du réalisateur (L’Argent, immense chef-d’oeuvre) sont hallucinants, d’une extraordinaire fluidité, loin du théâtre filmé dans lequel il aurait pu tomber et transcendent un scénario somme toute conventionnel. On en prend plein les yeux. Hommage et remake du film éponyme réalisé par Cecil B. DeMille en 1915, The Cheat en version originale, qui aurait été un tel choc dans la vie du réalisateur qu’il aurait été l’origine de sa vocation, Forfaiture de Marcel L’Herbier est et demeure un superbe objet de cinéma, d’une qualité stylistique ahurissante.
Denise est venue en Mongolie retrouver son mari, l’ingénieur Pierre Moret, qui dirige les travaux de construction d’une route constamment ralentis par les sabotages fomentés par Tang-Si, le propriétaire des caravanes qui sillonnent la contrée. Pierre demande une audience au puissant Lee-Lang, qui l’assure de son concours; mais le prince n’a fait preuve de bonne volonté que pour s’assurer les bonnes grâces de Denise, qu’il convoite. Insouciante, la jeune femme joue au fan-tan et, encouragée par Valfar, à qui appartient la maison de jeux, perd une grosse somme d’argent. Contrainte de rembourser dans un délai très court, elle a la faiblesse de donner l’argent qu’elle avait collecté pour la Croix-Rouge. Désespérée, elle va, sur les conseils de Valfar, demander un prêt à Lee-Lang, qui lui offre royalement le montant total de la dette. Comprenant le piège, et plutôt que de céder à ses avances, Denise rembourse le prince grâce au secours d’un couple ami. La rupture d’un barrage détruit le pont que Moret avait tout juste fini de construire. Rappelé à Paris par sa compagnie, Moret se rend à Neuilly, dans la villa de Lee-Lang, qui doit remettre un rapport accablant sur ses travaux. Mais Lee-Lang vient d’être assassiné d’un coup de revolver et Moret, surpris sur les lieux par Valfar, est accusé du meurtre.
Forfaiture est peut-être l’un des films les moins « personnels » de Marcel L’Herbier puisqu’il s’agit d’un remake, mais il n’en reste pas moins exceptionnel du point de vue plastique et par la qualité de son interprétation. De ce point de vue, Louis Jouvet trône de façon impériale sur le casting, même si ce dernier n’est en réalité qu’un second rôle dans l’histoire. Agé de cinquante ans au moment du tournage, le comédien qui incarnait la même année Archibald Soper, évêque de Bedford dans Drôle de drame de Marcel Carné et qui sortait tout juste du Carnet de bal de Julien Duvivier, s’impose sans mal dans la peau du troublant Valfar. Ses apparitions sont dispersées dans le film, mais le cinéphile retiendra essentiellement sa prestation à la fin. Toutefois, ses partenaires n’ont rien à lui envier, en particulier la belle Lise Delamare, future sociétaire de la Comédie-Française et professeur au Conservatoire national supérieur d’art dramatique, qui faisait ici ses débuts au cinéma. On la retrouvera par la suite chez Jean Renoir (La Marseillaise), Maurice Tourneur (Péchés de jeunesse), Christian-Jaque (La Symphonie fantastique), André Cayatte (La Fausse Maîtresse), Sacha Guitry (Le Destin fabuleux de Désirée Clary), René Clair (Les Grandes Manœuvres), Max Ophüls (Lola Montès), André Hunebelle (Le Capitan) et même dans le légendaire Baxter de Jérôme Boivin. Une carrière hors normes.
Il est plus difficile d’émettre un jugement sur la prestation de l’acteur japonais Sessue Hayakawa, ancienne star du cinéma muet et qui connaîtra le succès à Hollywood dans Tokyo Joe de Stuart Heisler, La Maison de bambou – House of Bamboo de Samuel Fuller et Le Pont de la rivière Kwaï – The Bridge on the River Kwai de David Lean dans lequel il incarne le colonel Saito, puisque ses répliques vraisemblablement apprises en phonétique sont la plupart du temps incompréhensibles et monocordes. Sa présence à l’écran est néanmoins indiscutable et chose étonnante, le comédien interprétait déjà ce personnage dans la version de Cecil B. DeMille. Victor Francen (La Fin du monde et J’accuse ! d’Abel Gance, La Fin du jour de Julien Duvivier), grand complice de Marcel L’Herbier avec lequel il tournera sept longs-métrages, est aussi remarquable et même bouleversant dans la peau de l’ingénieur Pierre Moret, prêt à tout et même à se sacrifier pour celle qu’il aime.
Car Forfaiture est avant tout une belle et grande histoire d’amour, qui bifurque ensuite vers le thriller, pour se terminer par une longue séquence de procès, où Pierre, accusé du meurtre du prince, est traduit devant la cour d’assises des Alpes-Maritimes. Marcel L’Herbier adapte formidablement The Cheat de Cecil B. DeMille, déjà adapté d’un roman d’Hector Turnbull, les dialogues signés Jacques Natanson sont souvent percutants, le montage est vif et la photographie d’Eugène Schüfftan (Metropolis de Fritz Lang, Le Quai des brumes de Marcel Carné, Les Yeux sans visage, de Georges Franju, L’Arnaqueur – The Hustler de Robert Rossen) est à se damner de beauté. La filmographie de Marcel L’Herbier est décidément l’une de celles qu’on n’a de cesse de redécouvrir.
LE BLU-RAY
Petit à petit, Marcel L’Herbier commence à voir ses films apparaître de façon récurrente en DVD et Blu-ray chez de nombreux éditeurs comme chez Gaumont, Tamasa, M6 Vidéo, Les Docs, Carlotta Films, Pathé et Lobster Films. Rimini Editions rejoint ce cercle privilégié en proposant désormais Forfaiture en édition Standard et en Haute-Définition. Le disque repose dans un boîtier classique de couleur noire, glissée dans un surétui cartonné. Très beau visuel. Le menu principal est animé et musical.
Dans un premier temps, l’éditeur reprend le documentaire intitulé Marcel L’Herbier, poète de l’art silencieux (2007, 54’), précédemment disponible sur la superbe édition DVD de L’Argent sortie chez Carlotta Films en 2008. Un documentaire consacré à la figure artistique de Marcel L’Herbier réalisé par Laurent Véray, enseignant et président de l’AFRHC, Association Française de Recherche sur l’Histoire du Cinéma. L’excellent comédien Frédéric Pierrot se rend à la rencontre de Jean-Louis Cot, responsable et spécialiste de l’œuvre du cinéaste au sein des « Archives françaises du film » à Bois d’Arcy. Ce film est ponctué d’interviews de la fille du réalisateur, Marie-Ange L’Herbier, des historiens du cinéma François Albera, Christophe Gauthier, Noël Burch, Dimitri Vezyroglou et Alain Carou. Raisonnablement illustré d’extraits de films réalisés par Marcel L’Herbier (Le Carnaval des Vérités, 1919 – L’Inhumaine, 1924), de photos et d’extraits d’interviews de Marcel L’Herbier datant de 1969, ce module aurait gagné à faire l’impasse sur les inserts de Pierrot lisant quelques critiques et autres documents concernant L’Herbier, trop emphatiques et cassant le rythme. Constamment à la recherche de scènes perdues ou coupées, les AFF remettent le film en forme telle que pensée initialement par leur créateur si celui-ci avait dû par exemple remettre en cause son projet en raison de problèmes financiers. C’est le cas pour L’Homme du large (1920), où L’Herbier désirait à l’époque insérer les intertitres superposés à l’image de son film pour rompre avec l’insert classique. En 1990, les Archives retrouvent quelques indications d’époque où L’Herbier indiquait qu’il souhaitait teinter le film en bleu. La copie N&B est ainsi retravaillée plus de 80 ans après sa conception afin de respecter les volontés de l’auteur. L’intérêt principal de ce document est sans conteste l’interview retrouvée de Marcel L’Herbier en 1969 alors âgé de 79 ans. Il raconte brièvement comment il est arrivé dans le milieu du cinéma. Décrié par son milieu bourgeois, le cinéma était considéré comme un « art forain », une stupide fantaisie faite pour le cirque et qui n’apportait rien. C’est à l’armée que L’Herbier découvre véritablement la matière technique, la pellicule quand un commissaire de la propagande lui confie la réalisation d’un petit film Rose France, destiné à redonner le courage à la France en 1918. C’est un échec commercial mais la critique l’encense. « J’ai essayé » dit L’Herbier, « j’ai pu pour la première fois m’imprégner de la pellicule, toucher le matériel, découvrir le mystère de la caméra afin de traduire ce que j’avais dans le cœur ». Les historiens du cinéma dressent ensuite un tableau de Marcel L’Herbier, un homme qui s’est rapidement battu pour la légitimation du cinéma en tant qu’art, qui imposait de nouvelles techniques et expérimentait comme le faisait Méliès aux débuts du Cinématographe. Dans la dernière partie de ce segment, les interlocuteurs s’arrêtent sur L’Argent en multipliant les anecdotes et souvenirs de tournage, en particulier la rivalité de L’Herbier avec le producteur Jean Sapene, qui selon le cinéaste intervenait trop fortement dans le processus de création (du choix des décors au montage). Les échecs divers de Cinégraphic, la société de production de L’Herbier, l’avaient empêché de produire L’Argent, qui avait dû se résoudre à faire équipe avec Sapene. Rivalité qui n’a pas empêché L’Herbier de dépasser le budget initialement fixé à 3 millions de francs de 2 millions ! Une somme inconcevable pour 1928. Mise à part deux ou trois éléments, ce documentaire est d’autant plus indispensable qu’il donne réellement envie de se pencher encore plus sur la carrière de ce cinéaste indispensable.
Rimini Editions livre également un vrai trésor, même s’il avait déjà été édité en DVD chez Bach Films en 2008, à savoir LE film de Cecil B. DeMille qui aura été le catalyseur de la carrière cinématographique de Marcel L’Herbier, à savoir le film Forfaiture (1915, 59 minutes, N&B teinté, 1.33). Présenté dans une version solidement restaurée, ce film permet non seulement de le comparer avec la version de Marcel L’Herbier réalisée vingt ans plus tard, mais aussi de se rendre compte de la modernité, de l’ambition et de l’audace, sans oublier de son incroyable beauté formelle, qui auront été décisives quant au choix de carrière du cinéaste français. Les sous-titres français sont imposés et par ailleurs incrustés sur l’image. Edith Hardy (Fanny Ward), femme de la haute société, perd à la Bourse les dix mille dollars de l’organisation caritative dont elle est trésorière. Obligée de les rendre, elle demande à un ami, Haka Arakau, riche collectionneur birman surnommé le roi de l’ivoire, de les lui prêter. Étant amoureux d’elle, il accepte – à condition qu’elle se donne à lui. À contre-cœur, le marché est conclu. Entre-temps, l’époux d’Edith, Richard Hardy, a gagné de grosses sommes en spéculant. Edith lui demande donc la même somme d’argent, prétendant devoir rembourser des dettes de bridge. N’ayant plus besoin de l’argent du Birman, elle refuse de payer la dette « en nature » qu’elle a envers lui, et cherche à lui rendre son chèque. Haka, fou furieux, la marque à l’épaule avec son poinçon de collectionneur. En se défendant, elle le blesse par balle et s’enfuit. Richard, qui avait trouvé la conduite de sa femme suspecte et qui l’avait suivie chez Haka, trouve le blessé, l’arme, le chèque et comprend tout. La police arrive. Le mari s’accuse de la tentative de meurtre.
L’interactivité se clôt sur la bande-annonce.
L’Image et le son
La restauration numérique 2K de Forfaiture a été confiée aux bons soins des Films du Panthéon en collaboration avec Les Films du Jeudi. Ce Blu-ray en met souvent plein les yeux dès le générique d’ouverture avec une solide définition. Ce nouveau master HD au format 1080p/AVC ne cherche jamais à atténuer les partis pris esthétiques originaux. L’aspect flouté et ouaté de certains plans résulte des choix des prises de vues et de l’utilisation de filtres par Marcel L’Herbier. La copie se révèle étincelante et pointilleuse en terme de piqué (les scènes en extérieur), de gestion de contrastes (noirs denses, blancs lumineux), de détails ciselés et de relief. La propreté de la copie est éloquente (hormis quelques rayures verticales), la stabilité est de mise, la photo retrouve une nouvelle jeunesse doublée d’un superbe écrin, et le grain d’origine a heureusement été conservé. En dehors de quelques stock-shots, l’ensemble reste fluide et réellement plaisant.
Cela coince un peu plus sur le confort acoustique. La bande-son a également été restaurée, probablement à partir des meilleurs éléments disponibles, mais la piste DTS-HD Master Audio Mono 2.0 peine toutefois à trouver un équilibre convenable. Certains dialogues sont étouffés, chuintants, tandis que d’autres demeurent honnêtement intelligibles. Un léger souffle se fait entendre, l’ensemble peut manquer d’ardeur et de clarté, les effets annexes sont corrects. Quant à Sessue Hayakawa, on ne comprend pour ainsi dire jamais ce qu’il dit en « français ». Dommage de ne pas disposer des sous-titres destinés au public sourd et malentendant.