CRÍA CUERVOS réalisé par Carlos Saura, disponible en Blu-ray le 16 mai 2023 chez Tamasa Diffusion.
Acteurs : Geraldine Chaplin, Ana Torrent, Conchita Pérez, Maite Sánchez, Mónica Randall, Florinda Chico, Josefina Díaz, Germán Cobos, Héctor Alterio, Mirta Miller…
Scénario : Carlos Saura
Photographie : Teodoro Escamilla
Musique : Federico Mompou
Durée : 1h57
Date de sortie initiale : 1976
LE FILM
Dans une grande maison madrilène vivent trois fillettes, entourées de leur père, de leur grand-mère paralytique, leur bonne et leur tante, qui essaie de combler le vide laissé par la mort de leur mère. L’une des soeurs, Ana, dix ans à peine, échappe à l’atmosphère étouffante en se réfugiant dans un monde de rêves. Un jour, le père meurt dans les bras de sa maîtresse. Ana est persuadée que c’est la conséquence de son pouvoir magique. Refusant le monde des adultes, elle continue de s’enfermer dans son imaginaire, en faisant revivre le souvenir de sa mère.
Hoy en mi ventana brilla el sol
Y el corazón
Se pone triste contemplando la ciudad
Porque te vas…
Grand Prix Spécial du Jury au Festival de Cannes en 1976, Cría Cuervos reste à juste titre le film le plus emblématique de la carrière de Carlos Saura, son plus grand succès aussi. D’une part parce que l’un des chefs de file du Nuevo Cine, mouvement espagnol inspiré de la Nouvelle Vague, dénonce une période noire de l’histoire espagnole, la dictature franquiste, représentée dans le film par le père de la petite Ana (Ana Torrent et son regard inoubliable), d’autre part car la mise en scène de Saura restitue avec une infinie délicatesse et poésie l’esprit tourmenté d’une fillette confrontée très tôt à la mort de ses parents. Durant un été interminable, dans la grande, ancienne et étouffante maison familiale madrilène, seule, ou avec ses deux soeurs, elle parvient à se réfugier dans son imaginaire pour échapper à cette triste réalité et à la douleur, en écoutant à tue-tête la chanson Porque te vas de Jeanette.
Le miroir de la mère (Geraldine Chaplin) protectrice et adorée, porteuse de l’amour qu’elle n’a désormais plus, lui apparaît régulièrement, comme si le temps avait figé ces moments où Ana se faisait coiffer par sa maman et lui embrassait le cou. Les rêves et fantasmes d’Ana se chevauchent constamment avec la réalité et le présent (dont les bruits de rue nous parviennent par la fenêtre) et à travers les yeux de cette petite fille de neuf ans, quasi-mutique, ce sont les thèmes de la mort, du souvenir et de la mémoire qu’aborde de front le réalisateur.
“Cría cuervos y te sacarán los ojos » (« Élève des corbeaux et ils t’arracheront les yeux », dicton espagnol).
Dans le Madrid des années 1970, Ana et ses sœurs, Irène et Maïté, orphelines de mère et de père, sont élevées par leur tante Paulina, avec laquelle Ana ne s’entend pas très bien. Dans l’appartement, se trouvent aussi la mère de Paulina, paralysée et muette, mais qui entend et comprend bien, et la bonne, Rosa. Les trois petites filles ont été marquées par leurs parents. Un jour, elles se déguisent, Irène en « père », Ana en « mère » et Maïté en « bonne ». Le « père » et la « mère » se disputent assez violemment, tout en disant de faire attention de ne pas réveiller les « enfants ». Ana a une vie intérieure particulièrement riche. Elle se remémore notamment la nuit de la mort de son père (elle a entendu les râles de son père, et vu une amie, Amelia, sortir de la chambre en hâte, pas complètement habillée) et des scènes de l’agonie de sa mère, morte avant le père. Elle se rappelle aussi un séjour chez Amelia et son époux (les deux hommes sont amis, tous deux officiers de l’armée espagnole) où elle a vu son père embrasser Amelia et où les filles ont joué à cache-cache (avec « mort » et « résurrection »). Ana voit souvent sa mère auprès d’elle, puis se rend compte qu’elle a seulement rêvé. Prenant pitié de sa grand-mère, elle lui propose un jour un poison, mais la grand-mère n’est pas malheureuse et refuse. Après une altercation avec Paulina, Ana empoisonne un verre de lait, puis le lui offre.
Cría Cuervos est une oeuvre profonde, politique, limpide, dense et mélancolique, construite sur des symboles et des métaphores (pour aborder des thèmes toujours susceptibles d’être censurés malgré la mort de Franco en 1975), qui bouleverse toujours autant le spectateur malgré les années qui passent. Un véritable chef d’oeuvre intemporel qui n’a eu de cesse de faire des émules, dont le somptueux Labyrinthe de Pan de Guillermo del Toro.
LE BLU-RAY
La première édition en DVD de Cría Cuervos remonte à 2007 chez Carlotta Films, qui avait également présenté le film de Carlos Saura en Haute-Définition sept ans plus tard. 2023, Cría Cuervos est de retour dans les bacs chez Tamasa Diffusion. Le disque repose dans un boîtier classique de couleur blanche. Le visuel de la jaquette n’est sans doute pas le plus approprié et aurait mérité un meilleur traitement. Le menu principal est fixe et musical.
Le premier supplément de cette nouvelle édition HD est un court-métrage d’animation, Rosa Rosae (2021-6’). Il s’agit ici de la guerre civile vue Carlos Saura, c’est-à-dire, vue comme elle n’a jamais été montrée : en dessin et en chant. Par un montage de photographies en noir et blanc issues de ses archives personnelles, Saura illustre sobrement l’horreur passée et retrace le violent contraste entre l’enfance et la guerre ; entre les bancs de l’école et les fusillades, tel qu’il l’a vécu lui-même.
L’autre bonus, malheureusement trop court (3’40), est un rapide entretien avec Carlos Saura, qui s’exprimait ici sur Cría Cuervos. Le réalisateur se livrait sur le succès surprise du film (« j’ai été dépassé par le triomphe international… »), expliquait qu’il s’agissait de son premier scénario écrit uniquement par ses soins (« sans savoir ce que ça allait donner »), avant d’en venir aux thèmes qu’il a voulus explorer (une réflexion sur l’enfance, « beaucoup plus complexe et compliquée que ce que pendent la plupart des adultes »).
L’interactivité se clôt sur un lot de bandes-annonces.
L’Image et le son
Nous retrouvons peu ou prou le même master, sensiblement amélioré, que celui édité par Carlotta Films en 2014. Ce master Haute définition 1080/24p (AVC) contient encore quelques poussières, surtout durant la première partie du film, mais ces défauts tendent à s’amenuiser au fil du visionnage. La copie proposée dans son format 1.66 respecté retrouve une certaine fermeté, surtout dans ses contrastes, une clarté plaisante et une densité indéniable, le piqué et la gestion du grain particulier original restent aléatoires. Un très léger bruit vidéo demeure notable (sur les visages surtout), tandis que diverses séquences sortent du lot et se révèlent particulièrement belles. La superbe photo signée Teo Escamilla, constituée de clairs-obscurs et d’ambiances monochromes, qui met en avant les teintes froides et ternes du décor principal, retrouve une nouvelle jeunesse. Toutefois, n’attendez surtout pas un upgrade digne de ce nom par rapport à la version Carlotta…en espérant un de ces jours un lifting 4K.
Deux pistes sonores d’époques restaurées et proposées en DTS-HD Master Audio Mono. La piste espagnole est fort heureusement la plus réussie ne serait-ce qu’au niveau de la délivrance des dialogues, plus clairs et moins étouffés qu’en français. Les bruits environnants comme les sons provenant de l’extérieur de la maison (la rue, les voitures), sont soigneusement restitués sur les deux pistes. L’incontournable chanson Porque te vas qui revient comme un leitmotiv durant tout le film est quant à elle parfaitement restituée et vivante sur le mixage original et légèrement plus sourde en français. Dans les deux cas, n’hésitez pas à monter le volume, même si un souffle persiste, afin de bénéficier au mieux des échanges entre les personnages.
Crédits images : © Tamasa Diffusion / Video Mercury – TDR / Captures Blu-ray : Franck Brissard pour Homepopcorn.fr