THE ADDICTION réalisé par Abel Ferrara, disponible en DVD et Blu-ray le 24 mars 2021 chez Carlotta Films.
Acteurs : Lili Taylor, Christopher Walken, Annabella Sciorra, Edie Falco, Paul Calderon, Fredro Starr, Kathryn Erbe, Michael Imperioli…
Scénario : Nicholas St. John
Photographie : Ken Kelsch
Musique : Joe Delia
Durée : 1h22
Date de sortie initiale : 1995
LE FILM
Brillante étudiante en philosophie à l’Université de New York, Kathleen prépare activement sa thèse de doctorat. Un soir, elle croise sur son chemin une étrange et séduisante femme qui la conduit de force dans une impasse avant de la mordre au cou. Bientôt, Kathleen va développer un appétit féroce pour le sang humain qu’elle assouvira en attaquant ses proches ou des inconnus…
Si la dope a longtemps irrigué les veines d’Abel Ferrara, elle a également parcouru celles de son cinéma. Au début des années 1990, le cinéaste atteint la quarantaine et entame la décennie durant laquelle il signera ses films les plus célèbres. En l’espace de quatre ans, il enchaînera ainsi The King of New York, Bad Lieutenant, Body Snatchers et Snake Eyes. Si les trois premiers obtiennent les faveurs du public et s’accompagnent d’un engouement massif de la critique, Snake Eyes se solde par un échec commercial grave. Devenant de plus en plus accro à la drogue et à l’alcool, Abel Ferrara décide de se lancer dans une production minuscule, tournée en N&B, intitulée The Addiction. Sous couvert de réaliser un petit film d’horreur en prenant pour protagoniste une jeune femme devenant vampire, Abel Ferrara se penche bien évidemment sur la dépendance aux stupéfiants qui contaminent non seulement ses proches, mais aussi sa propre personne et même son travail. Loin de toutes pressions, à l’exception de celle exercée sur le piston de sa seringue, Abel Ferrara signe ce qui sera l’un des sommets de sa carrière. Une réussite absolue, une perfection visuelle, un magnétisme troublant, une interprétation magistrale, un propos passionnant, un chef d’oeuvre intense.
Étudiante en philosophie à New York, Kathleen se nourrit de Kant, Nietzsche ou Kierkegaard tout en s’interrogeant sur le monde qui l’entoure. Un soir, en rentrant chez elle, elle est entraînée dans un coin sombre par une jeune femme étrange, Casanova, qui lui laisse sur le cou deux petites traces de morsure. Dans les jours qui suivent, Kathleen sent son corps se métamorphoser et éprouve un irrésistible besoin de sang. Devenue un vampire, à l’instar de Casanova, la jeune femme laisse libre cours à «sa face sombre» tout en apprenant à ne pas se trahir en public. Lorsqu’elle réussit ses examens, Kathleen organise une petite fête où elle convie ses amis, vampires et autres…
Les vampires reviennent à la mode dans les années 1990. Buffy, tueuse de vampires de Fran Rubel Kuzui, Innocent Blood de John Landis, Entretien avec un vampire de Neil Jordan, Dracula de Francis Ford Coppola, Cronos de Guillermo Del Toro et même ce bon vieil Albert Pyun avec ses Chevaliers du futur ont su remettre en avant ces créatures aux dents acérées et assoiffées de sang. Scénariste de Driller Killer (1979), L’Ange de la vengeance (1981), New York, 2 heures du matin (1984), China Girl (1987), The King of New York (1990), Body Snatchers, l’invasion continue (1993) et Snake Eyes (1993), Nicholas St. John, complice d’Abel Ferrara, lui sert un scénario en béton avec The Addiction. Ponctué de citations littéraires et philosophiques, évoquant Jean-Paul Sartre, Friedrich Nietzsche, William Shakespeare, Martin Heidegger, Søren Kierkegaard, Max Picard, Marcel Proust, William S. Burroughs, Charles Baudelaire, René Descartes et Dante, le récit s’avère une réflexion sur la notion du Bien et du Mal, sur l’inné et l’acquis, sur la part animale présente en chaque être humain, sur le combat à mener pour un addict afin de se sortir de cette emprise, si toutefois cela lui est possible ou si cette opportunité lui est offerte. Le cinéaste sulfureux, longtemps considéré comme un « enfant terrible » du cinéma américain, démontre une fois de plus toute sa virtuosité, sur le fond comme sur la forme.
Bercé par les films en N&B, aussi bien par le film noir américain, que par le néoréalisme italien et l’expressionnisme allemand, Abel Ferrara confie la photo de The Addiction au chef opérateur Ken Kelsch, avec lequel il avait déjà travaillé à trois reprises et fait ses débuts au cinéma avec Driller Killer. Désireux de retrouver les conditions de tournage propres à un premier film, le réalisateur s’associe à son ancien complice et se lancent tous les deux pendant trois semaines dans les rues new-yorkaises avec une équipe légère (et non payée), souvent de nuit, en chargeant leur caméra d’une pellicule N&B. Le résultat à l’écran est sublime, le travail sur les ombres à se damner, à l’instar de l’apparition de la sublime Annabella Sciorra (Le Mystère Von Bülow, La Manière forte), qui fera passer Kathleen « de l’autre côté » après l’avoir mordu et s’être rassasiée de son sang. Kathleen c’est Lili Taylor, 28 ans, qui venait de faire une entrée fracassante au cinéma depuis la fin des années 1980 chez Cameron Crowe (Un monde pour nous), Oliver Stone (Né un 4 juillet), Emir Kusturica (Arizona Dream) et Robert Altman (Short Cuts et Prêt-à-porter). Son charisme foudroyant et sa prestation hypnotique en font l’une des comédiennes inoubliables de l’univers d’Abel Ferrara. Ce petit bout de femme d’1m57 a peu à faire pour devenir inquiétante, alors chaussée de lunettes noires qui lui donnent l’apparence d’un insecte prêt à foncer sur n’importe quelle gorge offerte ou passant non loin de sa bouche affamée. Mais parallèlement à sa lente, mais évidente transformation physique, le manque se fait ressentir, la dépendance, l’accoutumance aussi, l’obligeant à s’abreuver toujours plus, tout en évitant de se regarder dans le miroir.
Si la drogue chauffée à la cuillère ou sniffée via un billet d’un dollar roulé est blanche, le sang dans The Addiction est noir, mais telle une eau miraculeuse s’écoulant d’une corne d’abondance, brille de mille feux d’une veine encore palpitante. Abel Ferrara n’appuie jamais cette métaphore entre le vampire et le junkie, mais laisse le spectateur comprendre par lui-même, en installant un rythme lent, mais maîtrisé, une ambiance paisible et pour ainsi dire confidentielle, comme si le cinéaste et son audience partageaient un joint ou se faisaient un fix.
Également au casting, Christopher Walken retrouve Abel Ferrara pour la seconde fois de sa carrière, cinq ans après The King of New York. S’il n’intervient que vers la moitié du film et y apparaît brièvement, son rôle est néanmoins marquant puisque son personnage, Peina, inculquera à Kathleen, la notion de la « faim », leçon qui aura une répercussion sur le personnage principal, qui passera ensuite à une autre phase de sa mutation. Le réalisateur s’amuse de mettre en parallèle les notions philosophiques des grands penseurs inculquées aux étudiants, dont fait partie Kathleen, avec leur mise en pratique ou leur interprétation dans le monde moderne, pour ne pas dire réel. The Addiction est sans cesse marqué par des formules du style « Je m’abandonne et je faute, donc je suis », « Pour faire face à ce que nous sommes, nous devons affronter la lumière », « La révélation de soi, est l’annihilation de soi-même », qui reflètent les différentes étapes de la « maladie » de Kathleen, jusqu’au final dantesque où la fête de fin d’études se solde par un massacre organisé par la diplômée qui prend quasiment l’allure d’une orgie sanglante.
Le final de The Addiction est ambigu et il serait dommage d’en révéler ici la teneur. Toujours est-il qu’Abel Ferrara laisse la porte ouverte sur son interprétation, ainsi que sur le destin de Kathleen. Mais une chose est sûre, même si sa filmographie est très souvent placée sous le signe de la noirceur et de la crasse, de la culpabilité, de la justice et de la vengeance, l’espoir, l’empathie et la rédemption ont toujours existé – même en filigrane – chez l’un des réalisateurs les plus passionnants du XXe siècle.
LE BLU-RAY
Un Abel Ferrara inédit en DVD et en Blu-ray !!! The Addiction est enfin arrivé dans les bacs français grâce aux bons soins de Carlotta Films. De la sérigraphie à la jaquette (glissée dans un boîtier classique de couleur noire), jusqu’au surétui cartonné, l’objet est très élégant. Le menu principal est sobre, fixe et musical.
En dehors du commentaire audio d’Abel Ferrara, Carlotta Films reprend les suppléments disponibles sur l’édition Arrow sortie en juin 2018.
On commence par le module intitulé Entretien avec les vampires (31’). Dans ce documentaire réalisé en 2018 par Abel Ferrara lui-même, les acteurs Christopher Walken (recevant l’équipe chez lui) et Lili Taylor, le compositeur Joe Delia et le chef opérateur Ken Kelsch (derrière la caméra), évoquent leurs souvenirs de tournage. Alors que la neige tombe abondamment à l’extérieur, les intervenants reviennent sur les conditions de prises de vue de The Addiction, sur leurs collaborations avec Abel Ferrara, sur les thèmes du film, sur les partis-pris, sur la psychologie et l’approche des personnages, tandis que Joe Delia nous fait quelques petites démonstrations au piano, que Christopher Walken parle de son ami Philip Seymour Hoffman (disparu en 2014 à l’âge de 46 ans des suites d’une overdose) et que Lili Taylor avoue avoir été alcoolique et connu la dépendance. Ou comment The Addiction leur a permis à tous, aussi bien devant que derrière la caméra, de mettre des mots sur le mal qui les rongeait, avant de l’affronter.
S’ensuit un entretien avec Abel Ferrara (16’), dans lequel le cinéaste développe la métaphore du vampire et salue l’incroyable investissement de son équipe sur The Addiction, qui avait accepté de ne pas être payée (immédiatement du moins) au moment du tournage. Si cette interview part un peu dans tous les sens, le contraire eut été étonnant avec Abel Ferrara, le réalisateur est visiblement ravi de revenir en long en large sur ce « film spécial », qu’il rapproche de L’Ange de la vengeance, sur son amour pour les films en N&B (« ce sont les films qui comptent »), sur sa collaboration avec Ken Kelsch, sur les conditions des prises de vue, sur le travail du scénariste Nicholas St. John, sur son rapport à la drogue (« on était tous défoncés à l’époque, mais je n’étais pas encore addict ») et sur bien d’autres sujets.
On retrouve le même Abel Ferrara, mais plus jeune de 23 ans puisqu’un document le montre en plein montage de The Addiction (9’). Dans un loft new-yorkais un peu délabré, le cinéaste alors sous substances, évoque avec un grand enthousiasme le film qu’il est en train de peaufiner, parle de Fassbinder (« tous ses films sont bons ! »), s’empare d’une guitare électrique (mais n’en joue pas), écoute Sister Morphine en buvant un verre de vin, avant de disparaître dans la nuit et de laisser l’équipe de tournage.
Enfin, Carlotta Films propose une analyse de The Addiction par Brad Stevens (9’), qui présente quelques pistes de lecture. Le critique de cinéma met en parallèle le film qui nous intéresse aujourd’hui avec L’Ange de la vengeance, déclare qu’Abel Ferrara est en réalité très critique avec les questions et principes philosophiques évoqués dans son film. Ou comment la critique a selon-lui pris bien trop au sérieux l’aspect intellectuel de The Addiction, par rapport aux intentions véritables d’Abel Ferrara. Les thèmes du film, la relation et les désaccords (notamment sur les questions religieuses) du cinéaste avec le scénariste Nicholas St. John et les liens de The Addiction avec l’art gothique (et même avec La Nuit des morts vivants de George A. Romero) sont aussi abordés au cours de cette brillante intervention.
L’interactivité se clôt sur la bande-annonce.
L’Image et le son
Quel plaisir de redécouvrir The Addiction dans de telles conditions ! Entièrement restauré en 4K à partir du négatif original (avec l’approbation du réalisateur et du chef opérateur Ken Kelsch, le film d’Abel Ferrara retrouve toute sa beauté authentique avec un N&B d’une infinie beauté. L’apport HD demeure omniprésent, fabuleux, offrant aux spectateurs un relief inédit, des contrastes denses et chatoyants, ainsi qu’un rendu ahurissant des gros plans. La propreté du master est ébouriffante, la stabilité et la clarté sont de mise, le grain cinéma respecté. Sublime et d’ores et déjà l’un des plus beaux Blu-rays de l’année 2021.
La version originale (par ailleurs la seule sur cette édition) bénéficie d’un remixage inattendu DTS-HD Master Audio 5.1. Cette option acoustique séduisante permet à la composition enivrante de Joe Delia d’environner le spectateur pour mieux le plonger dans l’atmosphère du film. Les effets latéraux ne tombent jamais dans la gratuité, ni dans l’artificialité, à l’instar des bruits de la circulation dans les rues de New York. De plus, les dialogues ne sont jamais noyés et demeurent solides, la balance frontale assurant de son côté le spectacle acoustique, riche et dynamique. Un excellent mixage DTS-HD Master Audio 2.0 est également disponible. Cette piste se révèle d’ailleurs aussi percutante et propre que son homologue. Les sous-titres français ne sont pas imposés.