LE MOMENT DE VÉRITÉ (Il Momento della verità) réalisé par Francesco Rosi, disponible en combo Blu-ray+DVD le 4 décembre 2019 chez Studiocanal.
Acteurs : Miguel Mateo « Miguelín », José Gómez Sevillano, Pedro Basauri « Pedrucho », Linda Christian, Luque Gago, Salvador Mateo, Manuel Ruiz Serrana, Francisco Caño, José Rodríguez Matia, Manolo Pérez Moratilla, José Vizcaino…
Scénario : Pedro Beltrán, Ricardo Muñoz Suay, Pere Portabella, Francesco Rosi
Photographie : Pasqualino De Santis, Gianni Di Venanzo, Aiace Parolin
Musique : Piero Piccioni
Durée : 1h50
Date de sortie initiale : 1965
LE FILM
Le destin de Miguel, jeune paysan espagnol cherchant à devenir torero.
Le résumé est sans doute succinct, mais Le Moment de la vérité – Il Momento della verità (1965), film méconnu du grand Francesco Rosi, est une œuvre beaucoup plus dense qu’il n’y paraît. En fait, mieux vaut « laisser la parole » au cinéaste lui-même pour donner quelques indications quant à son récit : « C’est l’histoire d’un jeune espagnol du Sud, un paysan : il veut sortir de son village, émigrer dans le Nord de l’Espagne à Barcelone, ville qui attire tous les gamins du Sud avec ses usines et ses industries. La route qui lui permettra, croit-il, de rompre plus vite, même au prix du risque, ce cercle de misère dans lequel il se sent opprimé, c’est celle du toro. Et il affronte le taureau… ». A la fois documentaire et drame social, Le Moment de la vérité pourra aujourd’hui faire exploser de rage L’Alliance Anticorrida puisque le réalisateur filme les spectacles tauromachiques au plus près, ayant d’ailleurs recours pour cela à quelques objectifs particuliers, utilisés habituellement par la télévision pour filmer les compétitions sportives. Quoique l’on puisse penser de la corrida, l’immersion et donc l’expérience cinématographique est réussie. Mais au-delà de ces partis pris, Francesco Rosi, qui utilise d’ailleurs la couleur pour la première fois de sa carrière, signe un récit initiatique, mâtiné de critique politique. Le Moment de la vérité est une grande découverte.
Né à Naples en 1922 et décédé en 2015, Francesco Rosi est resté l’un des cinéastes les plus engagés du cinéma italien jusqu’à sa disparition. A travers sa filmographie, le réalisateur dénonçait souvent et sans relâche les corps du pouvoir et leurs malversations. Dans Main basse sur la ville, il installait déjà un dispositif entre fiction et documentaire, afin de lui donner un aspect « film enquête », procédé initié l’année précédente avec Salvatore Giuliano en 1962. Le film s’inspirait d’un fait réel survenu dans sa ville natale, l’écroulement d’un immeuble de Naples entraînant la mise en cause des industriels en charge du chantier. Après son Lion d’or obtenu à la Mostra de Venise en 1963, Francesco Rosi s’exile et pose ses caméras en Espagne. Mais l’intention sera la même : plonger le spectateur dans une réalité sociale brute et immédiate qui renvoie ouvertement au néoréalisme italien. Même si le film ne traite pas « ouvertement » du franquisme, Le Moment de la vérité est un constat sévère et virulent du régime fondé par le général Francisco Franco et qui broyait le pays depuis déjà trente ans. Francesco Rosi filme les visages des plus démunis, les capture lors des processions religieuses et diverses fêtes. Le metteur en scène prend littéralement à bras le corps son sujet, et sous couvert de fiction, dénonce avec intensité les victimes des déviances du pouvoir et des abus politiques. Sa caméra se fond dans le décor et fait du spectateur un « homme de l’intérieur », un témoin.
Francesco Rosi confie le rôle principal du jeune paysan, sous-prolétaire dans la région de Barcelone, puis qui accède à la notoriété en devenant le plus grand torero d’Espagne, à Miguel Mateo Salcedo (1939-2003), véritable matador. Charismatique, celui qui était surnommé « Miguelín » s’en sort très bien dans les scènes dramatiques et forcément, il n’est pas doublé quand son personnage affronte le taureau dans l’arène. Sur un canevas somme toute classique, avec l’ascension vers la gloire du personnage principal, puis sa lassitude, sa peur et enfin sa mort, le drame se joue par strates et rappelle ce qui se jouait en Italie, à savoir la migration de la population du sud, essentiellement rural et pauvre, vers le Nord, industrialisé et bénéficiant du boom économique. Ici, le protagoniste refuse la route qui lui est tracée, autrement dit le travail dans les champs avec du matériel rudimentaire, pour essayer de réaliser son rêve.
S’il y parvient un peu (trop) facilement, l’histoire reste furieusement moderne et fait d’ailleurs penser à un (faux) biopic, puisque le cahier des charges du genre est comme qui dirait le même. Pourtant, Il Momento della verità s’avère bien plus virtuose (superbe photo), dense et passionnant que les véritables films biographiques. Francesco Rosi trouve le parfait équilibre entre fiction et séquences réelles tournées devant des centaines de spectateurs concentrés sur l’homme en habit de lumières et le mammifère à cornes. Pour Le Moment de la vérité, Francesco Rosi a très justement été récompensé par le David di Donatello du meilleur réalisateur en 1965, prix partagé avec Vittorio De Sica pour le merveilleux Mariage à l’italienne.
LE BLU-RAY
Après En toute innocence, la collection Make My Day ! met le cap vers l’Italie, ou vers l’Espagne plutôt ! Bref, le n°19 de la sélection de Jean-Baptiste Thoret pour Studiocanal est enfin disponible. Véritable curiosité et surtout une vraie rareté, Le Moment de la vérité est proposé en combo Blu-ray/DVD, reposant dans un Digipack à deux volets, glissé dans un surétui au visuel superbe. Le menu principal est typique de la collection, très légèrement animé et musical.
En tant que créateur de cette collection, Jean-Baptiste Thoret présente tout naturellement le film qui nous intéresse au cours d’une préface en avant-programme (8’30’). Comme il en a l’habitude, le critique replace de manière passionnante Le Monde de la vérité dans son contexte, dans la filmographie et le parcours de Francesco Rosi. Il évoque également la rareté du film (« Vous allez voir, revoir, à mon avis ce sera plutôt voir… »), sa genèse, les conditions de tournage, les partis pris, les intentions du cinéaste et bien d’autres éléments. Tout cela est abordé sans pour autant spoiler le film pour celles et ceux qui ne l’auraient pas encore vu.
S’ensuit un entretien avec Francesco Rosi (14’) datant de 2012, dans lequel le cinéaste revient sur ce film qu’il aimait beaucoup, et dont il se souvient l’avoir construit pendant qu’il le réalisait, puisqu’il n’avait pas de scénario proprement dit. La genèse du Moment de la vérité, ses partis pris et ses intentions, l’histoire, les conditions de tournage sont aussi évoqués.
Jean-Baptiste Thoret est également allé à la rencontre de l’éminent Jean A. Gili, critique cinématographique et historien du cinéma, spécialisé dans le cinéma italien. Pendant un peu plus d’une heure (!) tous les points évoqués par Francesco Rosi dans son interview sont ici repris, analysés, disséqués, sans aucun temps mort et avec une passion furieusement contagieuse. Comme à son habitude, Jean A. Gili donne envie de se replonger dans la filmographie du cinéaste qu’il aborde et parle admirablement bien du « cinéma politique, citoyen, civique, en prise avec les problèmes de société » de Francesco Rosi.
L’Image et le son
Tourné entièrement en décors naturels, Le Moment de la vérité bénéficie ici d’un traitement de faveur quasi-irréprochable. Dès le premier plan, ce master au superbe grain argentique restitue toute la richesse de la fiévreuse photographie signée entre autres par le chef opérateur Pasqualino De Santis (L’Innocent, Lucky Luciano, Mort à Venise), la copie ayant été nettoyée de fond en comble, aucune scorie n’entache le visionnage. L’apport de la HD se manifeste dès l’ouverture du film avec un relief exceptionnel visible lors des contre-plongées, et une clarté parfois aveuglante sur toutes les séquences diurnes. Les couleurs ne manquent pas de mordant, le transfert privilégie une palette chromatique pastel et sableuse du plus bel effet (où se distingue nettement le rouge) la définition n’étant prise en défaut que sur les séquences en basse lumière. Ici, la HD apparaît moins flagrante, un léger bruit vidéo est même perceptible et les noirs s’avèrent plus grumeleux. Mise à part ces rares séquences à la définition plus flottante, le piqué s’avère aiguisé tout du long, les arrière-plans sont stables, la profondeur de champ admirable et la dernière séquence se déroulant une fois de plus dans l’arène est confondante de beauté. Une renaissance édifiante.
Proposée en langue italienne, il faut rappeler que la piste est entièrement doublée comme le sont toujours les films italiens. Le mono d’origine restauré offre un parfait rendu des dialogues, très dynamiques, et de la musique qui ne saturent jamais. Le niveau de détails est une fois de plus évident et les sons annexes, tels que les ambiances de foule en liesse sont extrêmement limpides. Les sous-titres français sont imposés.