LA VIE À L’ENVERS réalisé par Alain Jessua, disponible en DVD & Blu-ray le 6 novembre 2024 chez Inser & Cut/L’Oeil du témoin.
Acteurs : Charles Denner, Anna Gaylor, Guy Saint-Jean, Nicole Gueden, Yvonne Clech, Jean Yanne, Robert Bousquet, Nane Germon…
Scénario : Alain Jessua, d’après son roman
Photographie : Jacques Robin
Musique : Jacques Loussier
Durée : 1h35
Date de diffusion initiale : 1964
LE FILM
Jacques Valin, employé dans une agence immobilière de Montmartre, mène une vie sans problème en compagnie de son amie cover-girl. Il décide de l’épouser sur un coup de tête. Incapable de supporter les invités de la noce, dont ses patrons, il quitte le restaurant et déambule dans Paris avec sa femme, ce qui lui vaut de perdre son emploi. Coupé de la routine, il s’enferme dans la solitude et plonge peu à peu dans une folie heureuse.
Premier long métrage d’Alain Jessua (1932-2017), La Vie à l’envers est un film étrange, singulier, unique, percutant et par la suite inoubliable. L’ancien assistant de Max Ophüls, Marcel Carné, Yves Allégret et Jacques Becker signe la première pépite de sa filmographie, sans nul doute l’une des plus étonnantes et originales de l’histoire du cinéma français. Primé à Venise (Grand Prix de la presse italienne et Prix de la première œuvre) et à Cannes, grande inspiration pour Martin Scorsese, La Vie à l’envers, adapté du roman du même nom écrit par le metteur en scène lui-même, impose un univers qui lui est propre, qui a toujours détonné au sein de l’industrie cinématographique hexagonale. Véritable plongée psychologique et psychanalytique, le récit adopte le point de vue de son personnage principal du début à la fin, ne le quitte jamais, ne perd pas le fil de ses pensées, s’attarde sur son visage énigmatique, sans pour autant donner toutes les explications quant à ses agissements. Alors qu’il envisageait tout d’abord Jean-Louis Trintignant dans le rôle de Jacques Valin, Alain Jessua jette finalement son dévolu sur l’immense Charles Denner, qui avait fait précédemment une apparition dans Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle et interprété Landru dans le film éponyme de Claude Chabrol. Comédien exceptionnel et au phrasé inimitable, ce dernier n’a que peu à faire pour apporter à Valin une déstabilisante ambiguïté. Laissant l’imagination du public faire son office, le cinéaste tend à montrer que l’être humain qui ne souhaite pas se conformer aux règles qui lui ont été imposées pour paraître en société, saura trouver le moyen de se préserver en s’extrayant volontairement de la masse, de la faune, quitte à passer pour un fou. Ce qui serait alors vu comme de la démence chez le commun des mortels, ne serait en réalité que le dernier moyen de défense d’une âme qui a pris conscience que le monde allait droit dans le mur et qu’il était encore temps d’en réchapper. Soixante ans après sa sortie, La Vie à l’envers n’a pas fini de subjuguer, de passionner et de questionner.
Jacques Valin, trente ans, simple employé d’une agence immobilière du centre de Paris, vit avec sa fiancée Viviane, modèle photo et voit lentement le temps passer. Ce rêveur a malheureusement parfois du mal à garder les pieds sur terre. Ainsi, le jour de son mariage avec Viviane, il passe du bonheur à une crise de folie en un instant… Il se fait renvoyer de son travail ce qui le pousse à se renfermer sur lui-même encore un peu plus. Un jour, sa femme, à présent très inquiète, demande à un docteur de venir examiner la santé mentale de son époux.
Tu sais, à propos, j’ai été viré.
Ainsi, sa misanthropie et ses sautes d’humeur font que Jacques prend de plus en plus ses distances avec ses obligations sociales. Mais contre toute attente, ce trentenaire déclare (dans ses confessions enregistrées sur un magnétophone et qui servent de fil narratif) se sentir de plus en plus heureux de cette liberté retrouvée. Ainsi, plutôt que de rechercher un emploi après avoir été viré en raison de son comportement jugé inacceptable, il se met à errer dans la capitale, se livrant à des contemplations sans fin, s’extrayant de ses semblables qu’il parvient à effacer de son champ de vision. Alain Jessua n’était peut-être pas le réalisateur le plus prolixe, mais cela ne l’empêchait pas de s’exprimer sur la condition humaine à travers ses œuvres, ce qu’il fit dès lors dans La Vie à l’envers qui dresse non seulement le portrait d’un individu en quête du bonheur (et prêt pour cela à se retirer consciemment de la masse), mais aussi la radiographie d’une société en plein bouleversement, à l’aube de mai 68 et de l’explosion de la société de consommation.
Ce jour-là, j’ai compris que quand on veut vraiment, les murs n’existent plus, on les rend transparents. Le tout, c’est passer de l’autre côté. Finalement, je les ai eus.
Mais Jacques Valin n’est engagé dans la vie que pour lui-même et celui-ci usera de stratagèmes aussi inattendus que violents (pour celles et ceux qui le côtoient) pour parvenir à ses fins. Charles Denner était donc le parfait acteur pour (dés)incarner Valin, semblant continuellement ne pas être à sa place, cherchant à s’échapper, pour mieux se retrouver seul et enfin être heureux. Alain Jessua dirige ses comédiens avec virtuosité, y compris sa compagne Anna Gaylor (vue dans Les Bonnes causes de Christian-Jaque, Les Granges brûlées de Jean Chapot et même dans Les Visiteurs de Jean-Marie Poiré) et même Jean Yanne, dans un de ses vrais premiers rôles au cinéma. Outre la qualité premium de son interprétation et son scénario aussi labyrinthique que magistral, la photographie de Jacques Robin (chef opérateur fidèle de Robert Hossein et qui collaborera plusieurs fois avec Alain Jessua) rend compte de la psyché de Jacques Valin, à mesure qu’il se rapproche de son plein épanouissement, en faisant disparaître ce qu’il considère comme étant de trop autour de lui. Énorme travail aussi au niveau du son, imputable au travail du célèbre Jean-Claude Marchetti, dont le nom reste associé à celui de Claude Chabrol.
C’est seulement maintenant, que je prends le temps de vivre.
Si l’histoire est somme toute dramatique, elle n’est en rien tragique et La Vie à l’envers est par ailleurs très souvent marqué par un humour, noir, surréaliste, anglo-saxon, inclassable en fait. On ne se remet pas et probablement jamais du visionnage de ce chef d’oeuvre précieux et fascinant.
LE BLU-RAY
Sorti en catimini en édition Standard chez Studiocanal en 2017, La Vie à l’envers est vite devenu introuvable ou se revendant à prix d’or sur la toile. Nous étions loin de penser que cette pépite reviendrait dans les bacs sous les couleurs d’un éditeur indépendant, en l’occurrence Inser and Cut Production, dans sa collection L’Oeil du Témoin (ici le numéro 3 de cette anthologie). Pour cette mouture HD, l’éditeur reprend le visuel de l’affiche d’exploitation. La jaquette est glissée dans un boîtier Scanavo. La sérigraphie du disque est sobre, épurée, comme l’univers de Jacques Valin à mesure qu’il trouve l’épanouissement. Le menu principal est animé et musical.
Le premier supplément en vidéo de cette nouvelle édition est un entretien avec Roland-Jean Charna (25’). Le fondateur et dirigeant de la société Inser & Cut, dont nous retrouvons souvent le nom associé aux documentaires rétrospectifs présents sur les Blu-ray Pathé, se livre à coeur ouvert sur La Vie à l’envers, qui est selon lui « un des dix films les plus importants du cinéma français de ces cinquante dernières années ». Roland-Jean Charna explique pourquoi le premier long-métrage d’Alain Jessua, qu’il a découvert en 2007, lui est si cher (« un film qui me hante, qui m’a marqué et qui a même changé le cours de mon existence […] où Jacques Valin apparaît comme un frère d’âme ») et que pouvoir l’éditer en DVD-Blu-ray est un rêve devenu réalité. À travers cette confession intime, à travers laquelle on se rend compte à quel point ce film énigmatique lui est non seulement cher, mais fait écho aussi à des sentiments et des perceptions personnelles sur la nature humaine, Roland-Jean Charna évoque aussi une rencontre filmée faite avec le réalisateur en 2013. L’occasion pour lui d’évoquer les thèmes de La Vie à l’envers (le dérèglement, l’éloignement), la psychologie du personnage de Jacques Valin (« un homme qui veut être heureux, en faisant le malheur des autres », « plus on est loin des êtres humains, mieux on se porte ») dont le cinéaste avait livré quelques indices (à défaut de clés pour le comprendre totalement). On compare Jacques Valin et son histoire à L’Étranger de Camus, à The Swimmer de Frank Perry, à L’Opération diabolique – Seconds de John Frankenheimer, à L’Arrangement d’Elia Kazan, à Cinq Pièces faciles de Bob Rafelson, au Feu Follet de Louis Malle, au Journal d’un fou de Gogol, on rapproche La Vie à l’envers de l’univers de Kafka (que Jessua affectionnait tout particulièrement), on apprend que Martin Scorsese est un grand admirateur du film et qu’il avait même envisagé un remake avec Richard Dreyfuss…Nous ne saurons que trop vous conseiller de prolonger votre projection par cette intervention qui nous touche énormément et nous livre les pistes pour comprendre encore plus ce chef d’oeuvre d’Alain Jessua.
Place à Bernard Payen, programmateur à la Cinémathèque Française, de nous présenter La Vie à l’envers d’Alain Jessua (21’). Le film qui nous intéresse aujourd’hui est par ailleurs replacé dans la carrière de ce réalisateur « trop méconnu ». L’invité de Roland-Jean Charna évoque rapidement le parcours d’Alain Jessua (assistant de Max Ophüls, Marcel Carné, Yves Allégret et Jacques Becker, avant de passer lui-même à la mise en scène), son premier court-métrage (Léon la lune, Prix Jean-Vigo en 1957) et ce qui a pu inspirer son premier long-métrage, La Vie à l’envers. Bernard Payen dissèque la singularité de ce coup d’essai, les thèmes alors récurrents abordés par Alain Jessua (« qui voulait filmer le réel, pour le décaler ») dont l’oeuvre était on ne peut plus cohérente et où La Vie à l’envers représente pour ainsi dire la matrice de ce qui suivra. La psychologie de Jacques Valin, les différentes interprétations possibles de son histoire et du comportement du personnage, le casting, le final et bien d’autres sujets sont posément et magistralement analysés.
Le troisième module est la rencontre filmée avec Alain Jessua, évoquée durant l’entretien avec Roland-Jean Charna. Toutefois, il ne s’agit que d’un extrait de cette longue interview, ici uniquement consacrée aux premières années de la carrière du réalisateur. Ainsi, durant plus de 45 minutes, Alain Jessua parle de ses premières amours au cinéma (Fritz Lang, Chaplin, Les Enfants du Paradis), celui pour les tournages en studio, de sa fréquentation du ciné-club du Trocadéro, de ses premiers boulots dans le monde du cinéma (ramasser le crottin de cheval sur Madame de…), de ses expériences auprès de Max Ophüls («grâce auquel j’ai beaucoup appris sur la direction d’acteurs moderne […] un personnage fou d’inquiétude, qui pouvait être très désagréable, un tyran sur le plateau, mais qui était aussi le plus sympathique, un homme merveilleux »), de Jacques Becker (« qui était en avance sur son temps, qui parlait aux jeunes »). Puis, Alain Jessua en vient plus précisément à La Vie à l’envers, à son travail avec Charles Denner et à ses thèmes récurrents (la marge et la solitude).
Les suppléments de cette édition HD s’arrêtent peut-être ici, mais continuent sur le site de l’éditeur à cette adresse https://www.loeildutemointv.com/la-vie-a-lenvers-en-video-les-bonus-2/ .
En effet, l’éditeur indique n’avoir pu inclure qu’un quart de la longue interview d’Alain Jessua, réalisée par Roland-Jean Charna et Jean Ollé-Laprune. Vous trouverez donc sur le site trois modules supplémentaires, durant lesquels Alain Jessua parle du reste de sa carrière, de Jeu de massacre à Armaguedon (52’), des Chiens à Paradis pour tous (51’30), de Frankenstein 90 à la littérature (27’30). Nous trouvons aussi une autre intervention de Roland-Jean Charna (7’45), intitulée Ne pas répondre à l’appel de l’humain, dans laquelle l’intéressé revient sur un article qu’il avait rédigé sur La Vie à l’envers, pour le magazine Split Screen.
L’Image et le son
Les contrastes affichent d’emblée une densité inédite, surtout dans la première partie, avec des noirs profonds, mais surtout une palette de gris très riche et des blancs lumineux. Même le générique affiche une stabilité exemplaire ! Les arrière-plans sont bien gérés, le grain original est respecté, le piqué est souvent dingue et les détails regorgent sur les visages des comédiens. Avec tout ça, on oublierait presque de parler de la restauration du film. Celle-ci se révèle extraordinaire, aucune scorie n’a survécu au scalpel numérique, l’encodage AVC consolide l’ensemble du début à la fin, les séquences diurnes sont lumineuses et le relief des matières palpable. La photo du chef opérateur Jacques Robin (Paradis pour tous, Traitement de choc, Amaguedon) est resplendissante et le cadre 1.66 (format respecté), brille de mille feux. Ce master très élégant permet de (re)découvrir ce chef d’oeuvre méconnu (et à transmettre autour de vous) dans une qualité technique admirable.
Egalement restaurée, la piste DTS-HD Master Audio 2.0 instaure un haut confort acoustique avec des dialogues percutants et une très belle restitution du travail sur le son reflétant le « monde » intérieur de Jacques Valin. Aucun souffle sporadique ni aucune saturation ne sont à déplorer et les ambiances annexes sont limpides. L’éditeur joint également les sous-titres français destinés au public sourd et malentendant.