Test Blu-ray / Eve of Destruction, réalisé par Duncan Gibbins

EVE OF DESTRUCTION réalisé par Duncan Gibbins, disponible en Blu-ray depuis le 1er octobre 2023 chez Le Chat qui fume

Acteurs : Renée Soutendijk, Gregory Hines, Michael Greene, Kurt Fuller, John M. Jackson Loren Haynes Nelson Mashita Alan Haufrect…

Scénario : Duncan Gibbins & Yale Udoff

Photographie : Alan Hume

Musique : Philippe Sarde

Durée : 1h40

Date de sortie initiale : 1991

LE FILM

En marge de ses programmes plus traditionnels, l’armée américaine travaille dans le plus grand secret à la fabrication de robots censés imiter à la perfection l’apparence et la personnalité humaines, dédiés à la surveillance, au combat rapproché, voire à la destruction massive. Responsable de ce département, le docteur Eve Simmons a notamment créé un modèle féminin à son image : « Eve VIII » ; son propre background mental ayant même servi à construire l’habitus du cyborg. Mais alors qu’on teste ce dernier à l’extérieur sous surveillance, un incident fâcheux le fait échapper au contrôle de ses créateurs.

L’histoire de Duncan Gibbins n’est pas très heureuse. Auteur d’une grosse poignée de vidéoclips pour George Michael, Bananarama, Eurythmics et quelques autres, sa filmographie ne comporte que trois longs-métrages, dont deux dédiés au grand écran (et encore : pas dans tous les pays). Aucun n’effectuera la percée tant attendue en dépit de qualités certaines. L’émouvante Virginia Madsen aura accompagné les premiers pas au cinéma d’au moins deux clippeurs de talent : le prolifique et surdoué Steve Barron en 1984 pour son Electric Dreams (dans lequel elle partageait l’affiche avec feu Lenny von Dohlen) et donc, deux ans plus tard, Duncan Gibbins pour Fire With Fire, une production modeste mais fort estimable où une jeune fille cloîtrée dans un sévère institut catholique et un jeune délinquant purgeant sa peine dans un centre en milieu ouvert décident de s’évader ensemble, au mépris de toutes les autorités qui s’interposent. Cette fois, son partenaire est Craig Sheffer (par la suite, les deux comédiens s’illustreront chacun de leur côté dans l’univers de Clive Barker : Madsen en héroïne de Candyman ; Sheffer en héros de Cabal). Le film de Gibbins rapporte moins de 5 millions de dollars et il lui faudra cinq ans de plus pour revenir au cinéma avec le très bon Eve of Destruction – qui ne fera guère mieux au box office ! Le casting étonnant du film confronte Gregory Hines (alors connu pour Tap de Nick Castle, Deux Flics à Chicago et le Cotton Club de Coppola) à la hollandaise Renée Soutendijk (qui marqua les esprits dans deux grands films signés Paul Verhoeven : Spetters et Le Quatrième Homme). Suite à l’accueil trop mitigé de ces deux travaux, Gibbins mettra en scène Jennifer Grey et Peter Berg en 1993 dans un téléfilm policier de facture très honnête (… mais très télévisuelle !) : Seul dans la nuit (A Case for Murder), qui sera donc sa dernière œuvre. Décédé accidentellement à l’âge de 41 ans, sans avoir réellement connu le succès, Gibbins fait partie de ces artistes partis trop tôt pour qu’on ait pu juger de leur possible importance dans le paysage. D’autant plus grande est la nécessité de garder en mémoire la petite trace qu’ils ont laissée…

« Eve VIII » est une arme létale mise au point par la défense américaine, cachée sous les traits d’une jeune femme stoïque et réservée. Jugée apte à se mêler aux habitants sans être détectée, elle se rend à la banque par ses propres moyens pour effectuer une transaction, sous l’œil avisé d’un gardien qui étudie ses faits et gestes à bonne distance. Sauf que l’impensable arrive : une bande de braqueurs à la gâchette facile fait justement un casse à cet instant précis, faisant plusieurs victimes. Le gardien d’Eve VIII succombe lui-même sous les balles tandis que l’androïde dysfonctionne et prend la fuite après avoir maîtrisé l’un des malfrats. L’état-major fait donc appel à Jim McQuade, son meilleur élément dans la lutte anti-terroriste, pour intercepter et neutraliser le cyborg en cavale. Flanqué du docteur Eve Simmons qui a créé la fugitive à son image et connaît mieux que personne son fonctionnement, McQuade se lance à la poursuite de cette proie peu commune qui, très vite, commence à semer la mort sur son passage. Ce que ses supérieurs n’ont pas jugé bon de lui apprendre, c’est qu’Eve VIII, outre ses nombreux talents, est également une bombe atomique ambulante qui peut choisir, selon son appréciation du danger, de passer en mode « guerre nucléaire » ! McQuade et Simmons ne disposeraient alors que de vingt-quatre heures pour éviter le pire…

Le début des années 1990 voit tout un pan du cinéma d’action américain décliner peu à peu jusqu’à son écroulement au milieu des années 2000. On sort progressivement des films de muscles portés au plus haut par Arnold Schwarzenegger et Sylvester Stallone, prolongés et copiés jusqu’à dégénérescence par Dolph Lundgren, Chuck Norris et quelques autres, mais on en conserve pour un temps les schémas narratifs et quelques éléments formels. La greffe de protagonistes féminins sur ce type d’histoires sommaires, prétextes à fusillades, bagarres et explosions, est un symptôme parmi d’autres du vent qui tourne. Encore faut-il qu’elle veuille dire quelque chose. Ce n’est pas toujours le cas, loin de là, et bien souvent on aurait obtenu grosso modo le même résultat en équipant Schwarzenegger d’une paire de seins et d’une perruque. Mais en l’occurrence, la féminisation du sujet est un facteur essentiel pour le récit d’Eve of Destruction et son propos. Gibbins aime à traiter ce qu’on appelle aujourd’hui la « masculinité toxique » à travers des points de vue de femmes ; ses trois films en répondent. S’appuyant sur le concept assez fumeux d’un cyborg conçu comme une copie de sa créatrice, jusqu’à posséder ses souvenirs et son quotient émotionnel, le cinéaste troque le contenu tacitement masculin du cinéma d’action contre une charge féministe que nul n’aurait attendu au tournant – joli tour de passe-passe !

La raison pour laquelle Eve VIII va traverser le pays est simple : partageant les frustrations de sa créatrice, mais implacable et totalement dénuée d’inhibition, elle entend régler d’un coup tous les problèmes qui ont écrasé son alter ego à travers les années. Le mobile de ses accès meurtriers est encore plus simple : Il se trouve que son parcours sera pavé d’hommes malveillants ! Elle sera donc confrontée non seulement aux vieux fantômes d’Eve Simmons que le script nous fera découvrir petit à petit, mais encore à tous les avatars de la beaufitude ordinaire, échos de ses propres traumatismes. Tout le catalogue y passe : le père alcoolique et violent, le dragueur lourd dont les rarissimes traits d’élégance se font la malle dès le seuil de la chambre à coucher, l’homme d’affaires insultant qui pense que la route est à lui et à sa BMW… Bien sûr, « Eve » est une arme et représente une menace immédiate qu’il convient de désamorcer, la tension des situations ne perd jamais de vue l’enjeu premier, mais lorsqu’arrive enfin l’excellent climax de l’histoire, le bien est déjà fait, notre regard a basculé : on a compris que cette machine suprêmement forte et enragée entreprenait moins une démarche guerrière qu’elle ne vengeait en fait une femme de chair et d’os, plus vulnérable du seul fait de sa condition, quoique tout à fait digne. Ce faisant, elle vengeait aussi toutes les femmes bousculées impunément au quotidien. Ce que nous dit le film, presque littéralement et d’une voix alarmiste, c’est que la maltraitance est une bombe à retardement.

Le personnage de Jim McQuade, héros logique de l’histoire, est donc finalement très secondaire et son écriture participe d’elle-même à l’impassibilité relative de son interprète, Gregory Hines – lui ménageant tout de même quelques beaux monologues. Il est par ailleurs étrange de constater que Soutendijk, dont on connaissait déjà l’amplitude dramatique, se montre bien plus convaincante dans la peau synthétique de la machine que dans celle de la scientifique, y déployant paradoxalement (ou pas…?) davantage d’émotion. On a la drôle de sensation, en regardant Eve of Destruction, d’un divertissement vaguement subversif qui respecte un contrat standard vis-à-vis du public mais aspire régulièrement à le dépasser, à le faire dévier vers l’imprévu. Cette étrangeté, ce léger étonnement que peut susciter le film, au delà de sa mise en scène très efficace, s’explique entre autres par son équipe internationale : si la production est américaine, Gibbins (lui-même anglais) emploie plusieurs techniciens britanniques, une actrice hollandaise et un compositeur français ! Le travail de ce dernier – il s’agit du grand Philippe Sarde – suffit à faire sentir le décalage. Se coulant volontiers dans les obligations du genre lors des nombreuses séquences d’action, où son score « fait le job » avec éclat et sans qu’on le remarque trop, il impose néanmoins un thème central, souvent utilisé et développé au cours du film, excessivement contraire aux règles établies hollywoodiennes. Insaisissable et percussif, véritable « culbuto » orchestral qui traduit à la fois l’urgence, la froideur mécanique et le dédoublement, il suscite presque autant de surprise que sa drôle de musique hybride créée quelque vingt ans plus tôt pour le génial César et Rosalie de Claude Sautet. Autant dire qu’on est assez loin de Jerry Goldsmith, d’Alan Silvestri, et de leur recherche d’évidence. Gageons que dans le cadre d’un vrai blockbuster, cette partition osée aurait été rejetée au profit d’une autre, bien lisse, commandée par exemple à James Horner – ça s’est vérifié si souvent… Ce qui aurait gêné ici, c’est précisément la « manière » européenne. C’est elle aussi qu’on retrouve dans le jeu déstabilisant de Renée Soutendijk et il va de soi qu’elle contamine subtilement tout le métrage, contribuant à l’élever au-dessus de ce qu’il aurait pu être.

À l’instar du Terminator de James Cameron, Eve of Destruction est un « actioner » brutal qui se pare artificiellement des atours de la science-fiction. Les deux réussissent haut-la-main leur pari difficile, exploitant un budget presque indécent avec beaucoup d’audace et de savoir-faire. L’air de rien, l’équilibre du petit film de Duncan Gibbins qui, sans démonstration poussive et sans contradiction choquante, parvient à gérer tout à la fois l’empathie maximale envers un robot destructeur et la quête des humains qui le pourchassent, est assez épatant. Méfions-nous des films qui affirment révolutionner le point de vue sur un sujet, relais médiatiques à l’appui, et ne minimisons pas l’impact de la redécouverte de films comme Eve of Destruction, dépourvus de prétentions mais gorgés de sens et de sincérité.

Morgan Iadakan

LE COMBO BLU-RAY+DVD

Directement sous boîtier scanavo, Eve of Destruction (on a eu le bon goût de conserver le titre original) rejoint le catalogue du Chat qui fume. N’ayant pas opté pour l’une des affiches ou jaquettes originales du film – il est vrai qu’elles ne sont pas brillantes –, l’éditeur propose ici un visuel sobre issu d’une des dernières séquences, figurant simplement Gregory Hines en plan large, l’arme au poing, et jouant la carte du polar musclé quitte à faire l’impasse sur le rôle-titre et tout un aspect du film. Le menu du blu-ray nous donne à voir la séquence en question, sur fond de Philippe Sarde.

Un bonus principal ici, mais ô combien plaisant ! En une intervention de treize petites minutes, Damien Granger, alliant pertinence et concision, fait le tour du film sans que rien d’essentiel ne lui échappe : sa production, les mauvaises conditions de sa réception, son casting, ses principaux techniciens, la carrière – très courte, il est vrai – de son réalisateur… Par un rapide tour d’horizon de diverses bandes un peu oubliées mettant en scène de mémorables exterminatrices, il évoque même avec bonheur quelques inspirations potentielles du film de Gibbins, à commencer par Nasty Hunter aka Lady Terminator (ou « La Vengeance de la Reine des Mers du Sud » – traduction de son titre indonésien), improbable série Z que cette seule piqûre de rappel nous donne immédiatement envie de revoir !

L’interactivité se clôt sur la bande-annonce.

L’IMAGE ET LE SON

De qualité irrégulière, l’image fluctue de l’acceptable à l’excellent, avec une nette dominante positive et sans jamais aller dans le rouge. Pour les quelques défauts, un grain assez marqué et un relief passable dans certains plans – spécialement durant des scènes diurnes – et une luminosité légèrement instable à certains moments, repérable surtout lors de plans nocturnes ou d’intérieur éclairés en lumière artificielle. Mais le plus clair du temps, rien ne gêne le visionnage et on peut admirer les beaux contrastes et les subtilités colorimétriques de la direction artistique.

Quant à la bande-son, tout est propre et immersif, avec un bon équilibre entre les pistes (sans faire dans la finesse non plus ; ça n’a jamais été le but du cinéma d’action de cette époque) et un niveau qui n’oblige pas à pousser son propre volume. La piste française est comme toujours plus étouffée et tend à aplatir les pistes derrière la post-synchro des dialogues, mais demeure tout à fait écoutable – on y retrouve en outre la voix de Richard Darbois en Jim McQuade, ce qui fait toujours plaisir !

Crédits images : © Orion Pictures Corporation / MGM / Critique du film, captures et chronique du Blu-ray réalisées par Morgan Iadakan pour Homepopcorn.fr

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