FERMER LES YEUX (Cerrar los ojos) réalisé par Víctor Erice, disponible en DVD le 3 janvier 2024 chez Blaq Out.
Acteurs : Manolo Solo, Jose Coronado, Ana Torrent, Petra Martínez, María León, Mario Pardo, Helena Miquel, Antonio Dechent…
Scénario : Víctor Erice & Michel Gaztambide
Photographie : Valentín Álvarez
Musique : Federico Jusid
Durée : 2h42
Année de sortie : 2023
LE FILM
Julio Arenas, un acteur célèbre, disparaît pendant le tournage d’un film. Son corps n’est jamais retrouvé, et la police conclut à un accident. Vingt-deux ans plus tard, une émission de télévision consacre une soirée à cette affaire mystérieuse, et sollicite le témoignage du meilleur ami de Julio et réalisateur du film, Miguel Garay. En se rendant à Madrid, Miguel va replonger dans son passé…
1973, à travers une épure extrême et l’interprétation quasi-surréaliste de la petite et sensationnelle Ana Torrent, âgée de 7 ans, le réalisateur Víctor Erice (né en 1940) filme le malaise et les frustrations de l’Espagne meurtrie par la dictature franquiste. Le spectateur doit alors composer avec certaines longueurs, des ellipses et l’apparente froideur de l’ensemble. Il ne tient qu’à lui de se laisser porter par l’immense poésie qui se dégage du film, de voir au-delà des silences et du regard d’Ana pour y décrypter une critique virulente du régime en place. L’Esprit de la ruche – El espíritu de la colmena est le film catalyseur d’un cinéma contestataire et engagé où allait s’engouffrer une poignée de cinéastes, comme Carlos Saura, qui réalisera Cria Cuervos quelques années plus tard… avec Ana Torrent. Bien avant Le Labyrinthe de Pan, le chef d’oeuvre de Guillermo del Toro, Víctor Erice exprime les maux d’un pays marqué par la guerre civile et vampirisé par la dictature. Dans un monde où le langage et la communication semblent interdits, Ana, cinq ans, imagine tout ce qu’on lui cache. Sa capacité à observer et à croire à ce qu’elle voit lui permet de vivre. Elle se rendra compte qu’il lui faudra, pour grandir, explorer seule des territoires inconnus et prendre des risques. Ana parviendra finalement à s’échapper grâce au rêve et à son imagination. La jeune actrice impose déjà son intense regard noir « perçant l’ombre » dont Víctor Erice capte les moindres expressions comme lorsqu’Ana visionne Frankenstein (la version de James Whale) au début du film. Elle découvre ainsi la violence humaine dans l’injustice de la mort. À l’aide de son chef opérateur Luis Cuadrado, qui commençait à perdre la vue sur le tournage, Víctor Erice réalise un film d’une incroyable beauté plastique. La mise en scène sublime, lumineuse, d’une richesse inouïe, explore la frontière entre l’enfance et le monde des adultes, la réalité et la fiction, la vie et la mort. Afin de ne pas subir les foudres de la censure franquiste, il use de la métaphore poétique et du regard des enfants sur le monde adulte. Tourné au cours des dernières années du franquisme, L’Esprit de la ruche est passé à travers les mailles de la censure qui n’a su trouver les arguments pour interdire le film et ce malgré de nombreux spectateurs le critiquant, ouvrant ainsi une voie nouvelle dans le cinéma espagnol. Dix ans plus tard, Víctor Erice revient avec El Sur. L’action se déroule en Espagne dans les années 1950. Dans une maison, appelée « La Mouette » et située dans un village du Nord, vivent Agustín, médecin et sourcier, son épouse, institutrice révoquée de l’enseignement après la Guerre civile, et leur petite fille, Estrella. Le réalisateur adopte à nouveau le point de vue d’une enfant, fascinée et en adoration pour son père. Des sentiments malmenés quand celle-ci découvre que celui qui lui a donné la vie a aimé une autre femme qu’il a laissée dans son Sud natal. Ce film, adapté d’un roman d’Adelaida García Morales, alors son épouse, demeure le plus méconnu de son auteur, qui reniera plus ou moins son second long-métrage car le jugeant inachevé, étant donné qu’il l’avait conçu en deux parties, la deuxième ne parvenant pas à trouver de financements suffisants. Cette expérience éloignera Víctor Erice du monde du cinéma pendant une nouvelle décennie. Nous voilà rendus en 1992. Le Songe de la lumière, le troisième film de Víctor Erice s’avère une extraordinaire réflexion sur la vie, sur le passage du temps, un traité sur la création artistique ayant nécessité pas moins de trois mois de tournage, un an de montage ainsi que le travail de trois chefs opérateurs. Un véritable film d’aventure porté par la quête de l’artiste peintre Antonio Lopez qui ne peut finalement que déposer les armes devant le caractère inéluctable de son entreprise : capturer sur sa toile la lumière du soleil. Il se dégage du Songe de la lumière une époustouflante et contagieuse passion pour l’art contemporain, la peinture et le cinéma, des images qui laissent pantois d’admiration le spectateur, plongeant dans une expérience sensorielle rare. 2023, revoilà Víctor Erice, que l’on pourrait rapprocher de Terrence Malick pour le don semblable du réalisateur espagnol de capturer ce qu’on ne peut définir ni saisir, la communion entre l’homme et la nature. Fermer les yeux est une œuvre testamentaire, un film-somme, une pleine plongée dans le septième art. Incontestablement l’un des sommets cinématographiques de l’année passée, Cerrar los ojos aborde et prolonge des thèmes déjà explorés par Víctor Erice dans ses travaux passés, mais se double également d’une réflexion sur le cinéma, qui inspire la vie réelle, où les deux s’imbriquent, où l’existence dépasse même parfois la fiction par ses retournements inattendus. Durant près de trois heures qui passent en un éclair, le maître espagnol remet les pendules à l’heure, le cinéma est certes un divertissement, ce que Fermer les yeux est indubitablement, mais où tout n’est qu’émotions. Vous trouverez difficilement un long-métrage plus bouleversant que Fermer les yeux sorti en 2023. Chef d’oeuvre.
La boîte de production d’une émission consacrée aux personnes disparues prend contact avec Miguel Garay. Cet ancien réalisateur de films et scénariste est désormais à la retraite et consacre le plus clair de son temps à la pêche. Garay n’a tourné qu’un seul film, tandis qu’un autre projet est resté inachevé en 1990. Dans ce dernier, l’acteur Julio Arenas, connu en Espagne, devait apparaître. Garay et Arenas se connaissaient depuis qu’ils avaient fait l’armée ensemble et étaient de ce fait devenus des amis proches. Tous deux aimaient l’aventure et avaient même les mêmes petites amies. Mais lors du tournage d’un film commun sur une côte rocheuse, l’acteur de 46 ans avait disparu sans laisser de traces. Seules ses chaussures et sa voiture sont restées derrière lui. Julio, qui avait du succès, craignait de vieillir et avait peur pour sa carrière. Bien que son corps n’ait jamais été retrouvé, la police a conclu à une mort accidentelle. Seules les séquences d’ouverture et de clôture du long métrage inachevé de Garay ont été tournées. Contre rémunération, il cède une partie de son métrage à la boîte de production télévisée et se déclare également prêt à apparaître dans l’émission. Emporté émotionnellement par ses souvenirs, Garay décide de prendre contact avec des personnes de son passé. Il veut découvrir ce qui est réellement arrivé à son ami Julio.
On l’aura compris, l’identité et la mémoire sont au centre de Fermer les yeux et il est facile d’imaginer que Víctor Erice et son coscénariste Michel Gaztambide (remarqué pour Pas de répit pour les salauds d’Enrique Urbizu) aient mis quelques éléments autobiographiques dans le récit de cette disparition soudaine d’un acteur de cinéma, alors un des plus admirés et célèbres en Espagne. Contrairement à ce que beaucoup pouvaient penser, Víctor Erice n’a pas disparu et n’est sûrement pas décédé. Fermer les yeux est un manifeste sur le cinéma, le vrai, le grand, celui qui procure des frissons, transporte les spectateurs, même si, comme l’indique le formidable personnage du monteur et collectionneur de bobines dans le film, « les miracles au cinéma c’est fini depuis que Dreyer est mort ». Toutefois, force est de constater que Fermer les yeux démontre, envers et contre tous, que l’on peut encore être ébranlé, excité, saisi, troublé, ému, secoué devant le grand écran.
Cela passe par aussi par le toucher, celui sur une pellicule, une moviola, par le son avec le trrrrrrrrr qui défile dans une cabine de projection (ou quand on entonne My Rifle, My Pony and Me de Rio Bravo), un cinéma que l’on pouvait littéralement prendre dans ses mains (ici le film dans le film), loin du dématérialisé et des projecteurs silencieux qui diffusent ses images numériques sans aspérité (les images capturées de la « vraie vie »). Víctor Erice ne dit pas que « c’était mieux avant », mais assurément que cela avait plus de charme et que plus de sens étaient éveillés.
Fermer les yeux est à la fois le long-métrage du cinéaste d’un âge respectable, 83 ans donc, mais aussi d’une fraîcheur inouïe que beaucoup risquent encore d’envier. Une leçon de cinéma, paisible, pacifique plutôt, mais une véritable démonstration tout de même, magnifiquement interprétée par Manolo Solo (Amours cannibales), Jose Coronado (L’Homme aux mille visages) et Ana Torrent dont Víctor Erice filme désormais le visage d’une femme âgée de 57 ans, tout juste un demi-siècle après L’Esprit de la ruche et dont le personnage s’appelle…Ana, comme dans la vraie vie…comme dans El Espíritu de la colmena…comme dans Cría cuervos de Carlos Saura. Une mélancolie foudroie le spectateur en plein coeur, mais son côté solaire demeure furieusement et constamment revigorant. Le mieux n’est probablement pas de parler de Fermer les yeux, c’est de le vivre et de s’y perdre.
LE DVD
C’est donc chez Blaq Out que Fermer les yeux arrive dans les bacs, uniquement en DVD. Nous ne ferons pas la fine bouche, car posséder un film de Víctor Erice dans sa collection est devenu rare. Le disque repose dans un boîtier Amaray classique de couleur noire, glissé dans un surétui cartonné. Le menu principal est animé et musical.
Seule la bande-annonce est disponible comme supplément.
L’Image et le son
Ce master en met plein les yeux et retranscrit judicieusement les superbes partis-pris esthétiques alliant le 35mm du prologue et le numérique. Les couleurs sont automnales durant le premier acte, avant de devenir plus tristes et grisâtres. Belles ambiances nocturnes. Les contrastes sont denses, le relief fort appréciable, le piqué affûté (surtout sur les nombreux gros plans), les noirs profonds et certains plans fixes transforment votre écran en de véritables tableaux. Quelques baisses de la définition mais l’ensemble demeure de très haute qualité.
Le réalisateur accorde autant d’importance au son qu’à l’image. L’ unique piste espagnole Dolby Digital 5.1 parvient à délivrer sans peine ses effets avec une belle harmonie. Évidemment, les dialogues sont souvent mis à l’avant-plan avec une belle densité, mais les ambiances naturelles sont admirables et les frontales assurent du début à la fin. Les sous-titres français destinés aux spectateurs sourds et malentendants sont aussi disponibles.