LES YEUX DE SATAN (Child’s Play) réalisé par Sidney Lumet, disponible en Combo Blu-ray + DVD le 16 mars 2021 chez Rimini Editions.
Acteurs : James Mason, Robert Preston, Beau Bridges, Ron Weyand, Charles White, David Rounds…
Scénario : Leon Prochnik, d’après la pièce de théâtre de Robert Marasco
Photographie : Gerald Hirschfeld
Musique : Michael Small
Durée : 1h36
Année de sortie : 1972
LE FILM
Paul Reis vient de trouver un poste de professeur de sport dans un établissement catholique pour garçons. Le jeune enseignant est très rapidement troublé par l’atmosphère qui règne au sein de la pension. De violents incidents éclatent entre plusieurs élèves et Paul ne tarde pas à penser que Joseph Dobbs et Jerome Malley, deux professeurs vénérables de l’établissement, sont à l’origine de ces débordements de violence…
La longue, prolifique, exceptionnelle et éclectique carrière de Sidney Lumet (1924-2011) est de celles qui dissimuleront probablement toujours quelques pépites méconnues. Caché par deux énormes piliers et chefs d’oeuvre gigantesques de sa filmographie, entre The Offence (1972) et Serpico (1973), Les Yeux de Satan – Child’s Play est assurément l’une des œuvres les plus ignorées, obscures et incomprises du réalisateur américain. Si le titre français surfe allègrement sur le succès rencontré par les films de genre prenant le diable comme protagoniste, Child’s Play, à ne pas confondre bien sûr avec le premier volet de la saga Chucky réalisé par Tom Holland en 1988, est avant tout l’adaptation de la pièce de théâtre éponyme à succès de Robert Marasco, jouée près de 300 fois à Broadway. Par sa thématique, Les Yeux de Satan rappelle l’expérience dite de la Troisième Vague, qui proposait l’étude expérimentale et psychologique d’un régime autocratique, menée par le professeur d’histoire Ron Jones avec des élèves de première d’une école en Californie, durant l’année 1967. Au cours de ses « ateliers », cette expérience sur le nazisme, commençait à échapper au professeur, prouvant de ce fait que les sentiments pouvant emporter un pays dans le totalitarisme étaient encore vivaces. N’attendez rien de fantastique ou de surnaturel dans Child’s Play, mais préparez vous plutôt à une étude comportementale qui peut conduire les êtres les plus vulnérables à commettre l’irréparable quand ils sont influencés par un être fascinant pour sa verve, son charisme et son mode de pensée. Magistralement interprété par James Mason (qui retrouvait le metteur en scène après MI5 demande protection – The Deadly Affair et La Mouette – The Sea Gull), Beau Bridges et Robert Preston, Les Yeux de Satan peut tout d’abord décontenancer le cinéphile, curieux de voir Sidney Lumet aborder « vraisemblablement » l’épouvante, mais au final, ce film curieux fait l’effet d’un direct à l’estomac et semble n’avoir jamais été autant actualité.
Le film est centré sur la rivalité entre deux membres du corps professoral de St. Charles, un pensionnat catholique exclusif pour garçons. Joe Dobbs (Robert Preston, impeccable dans un rôle initialement prévu pour Marlon Brando) est un professeur d’anglais facile à vivre et apprécié, tandis que l’instructeur de latin et de grec Jerome Malley (James Mason) est craint et détesté par ses élèves. Malley prend soin de sa mère mourante et son stress est exacerbé par une série d’appels téléphoniques menaçants et de notes écrites qu’il reçoit. Il est certain que Dobbs est responsable, mais sa personnalité caustique l’empêche de gagner toute sympathie ou soutien. Dans la mêlée vient Paul Reis (Beau Bridges), un ancien élève qui a été embauché pour enseigner l’éducation physique, et qui trouve bientôt sa loyauté déchirée entre Dobbs et Malley, alors qu’il prend de plus en plus conscience des tourments personnels de ce dernier.
Comment crée-t-on un monstre ? Comment un individu malléable comme de la pâte à modeler peut être façonné pour le meilleur ou pour le pire selon les intentions de son « sculpteur » ? L’éducation est et demeurera au centre de ces questions. On sent alors ce qui a pu intéresser Sidney Lumet dans cette transposition proposée par David Merrick, qui avait déjà produit la pièce de théâtre The Seven Descents of Myrtle, dont le cinéaste tirera un film, l’étonnant The Last of the Mobile Hot Shots. Deux ans après ce dernier, les deux hommes s’associent à nouveau pour l’énigmatique Child’s Play, qui n’a rien d’une partie de plaisir ou d’une comédie amusante que pourrait promettre le titre original. Il s’agit d’une plongée anxiogène dans un établissement, un collège religieux où une chapelle baignée d’une lueur rouge émanant des bougies s’impose au milieu des classes où les élèves y apprennent le latin par un professeur rigoriste, Jerome Malley (James Mason), la littérature par un professeur moderne, progressiste et libre d’esprit, Joseph Dobbs (Robert Preston), le sport, par le nouveau venu Paul Reis (Beau Bridges), ancien élève, qui revient dix ans après dans le collège qui l’a vu grandir. Tout irait pour le mieux, si les tensions n’allaient pas en s’accentuant entre Malley et Dobbs, le premier, sur le point de prendre sa retraite, accusant le second d’influencer leurs élèves en commun contre lui. Les menaces à son égard se multiplient, Dobbs nie les faits, Malley semble perdre pied, surtout qu’il est en train de voir sa mère mourir à petit feu d’un cancer et que son intimité est révélée aux dirigeants du lycée.
Sidney Lumet filme ses comédiens, extraordinaires, en gros plan, en insistant sur les visages au front luisant de sueur, les personnages entrant alors dans le feu d’une confrontation de façon verbale. Deux doctrines différentes, deux tempéraments opposés, deux conceptions contradictoires de l’éducation sont exposés. Non seulement le différend entre les deux professeurs ne fait que s’exacerber, mais les élèves eux-mêmes deviennent de plus en plus violents entre eux, en s’en prenant surtout à un des leurs. Ce n’est pas un bizutage comme on pourrait le croire dès la première séquence, après cette succession de fondus enchaînés grâce auxquels Sidney Lumet expose son décor. Cela va bien plus loin. Six accidents se sont produits en deux mois, avec une progression constante dans la violence. Le sang a coulé et les jeunes protagonistes semblent s’être battus sans aucun autre but que d’infliger la souffrance physique. « Les garçons sont toujours à cran en cette période de l’année » dit l’autorité hiérarchique, qui préfère minimiser le problème, plutôt que d’en découvrir la cause réelle. Un prêtre en vient quand même à suggérer qu’une présence maléfique rôde peut-être dans les couloirs et empoisonne le corps étudiant.
Un jour, onze élèves s’acharnent sur un autre, qui perd un œil à l’issue de ce lynchage. Lors de l’enquête, la victime avoue ne pas en être une, étant pleinement et délibérément consentante d’avoir servi de punching-ball. Quelles sont les motivations de ses agresseurs ? Celles de l’élève « battu » ? Pendant ce temps, l’ensemble du corps enseignant conseille à Malley de revoir ses méthodes jugées inadaptées après ses trente ans d’ancienneté, et d’être plus « tendre » avec ses élèves. Malley refuse et s’obstine à désigner Dobbs, qu’il accuse de harcèlement.
« Haïssez qui je vous dis d’haïr », « La confiance, comme l’âme, ne revient jamais une fois partie », moult répliques ne cessent de revenir en mémoire après avoir vu Les Yeux de Satan, dont l’acte final laisse pantois et fait froid dans le dos. A l’aide d’une esthétique sombre et sensiblement gothique (superbe photographie de Gerald Hirschfeld, qui retrouvait le réalisateur après Point Limite), mais palpable, Sidney Lumet renforce l’impression de cauchemar éveillé, car réaliste de son récit, en jouant avec les ficelles du fantastique, jusque dans l’utilisation d’une musique envoûtante à base de choeurs signée Michael Small (Portrait d’une enfant déchue, Klute) ou de bruitages (énorme travail sur le son) qui pourraient indiquer la présence d’une entité démoniaque. Ce sera effectivement le cas, mais pas celle que l’on pensait. Le cinéaste joue avec les attentes des spectateurs, en les détournant, et pourtant en les respectant, dans le but de les divertir certes, mais aussi dans celui de les faire réfléchir sur les brûlantes questions sociétales. Raison pour laquelle Child’s Play n’a pas vieilli et demeure sans aucun doute l’un des films les plus troublants de l’immense Sidney Lumet.
LE COMBO BLU-RAY + DVD
Merci, infiniment, grandement à Rimini Editions de nous proposer enfin Les Yeux de Satan, inédit en France, aussi bien au cinéma (jusqu’en 2005) qu’en DVD, en édition Standard, mais aussi et surtout en Haute-Définition. Un nouveau trésor à afficher au palmarès de l’éditeur qui à cette occasion présente le film de Sidney Lumet en combo Blu-ray + DVD, sous la forme d’un Digipack très élégant à deux volets, glissé dans un fourreau cartonné du plus bel effet, qui reprend le visuel « Monopolyesque » de l’affiche originale d’exploitation. Le menu principal est animé et musical.
Le seul supplément réalisé pour cette sortie est un entretien avec Michel Cieutat, critique à la revue Positif (32’). L’auteur de divers ouvrages consacrés aux plus grandes figures du cinéma (Michael Haneke, Martin Scorsese, Frank Capra, Oliver Stone, Audrey Hepburn) propose une belle, intelligente et pertinente analyse de ce film méconnu de Sidney Lumet qu’est Les Yeux de Satan – Child’s Play. Il évoque ainsi l’hérésie du titre français et celui plus pertinent de la version originale, aborde les thèmes du film, l’adaptation de la pièce de théâtre (triomphale à Broadway) de Robert Marasco, le choix de Sidney Lumet à la mise en scène, les conditions de tournage (le réalisateur n’a jamais été vraiment content du résultat final et doutait beaucoup sur le plateau), le casting, le travail sur le son et bien d’autres éléments toujours aussi intéressants. Et un salut amical aux experts de La Plume !
L’Image et le son
La propreté du master HD des Yeux de Satan est quasi-irréprochable. Les partis pris du chef opérateur Gerald Hirschfeld rappellent un peu ceux de son confrère Andrzej Bartkowiak pour Contre-enquête, du Verdict et du Prince de New York du même Sidney Lumet. Les gammes rouge, marron, ocre, jaune, brune, rousse, que l’on croirait parfois inspirées des oeuvres du Caravage prédominent dans le film. Les décors et les angles des prises de vues reflètent les états d’âme des personnages, en particulier ceux de Malley et les protagonistes se détachent sans mal devant des fonds unis, les gros plans étant bien restitués et bien détaillés. Les noirs paraissent tantôt concis tantôt poreux. Un léger grain cinéma est heureusement conservé donnant une texture non déplaisante à l’image, les contrastes paraissent raffermis, le piqué est plaisant. Aucun fourmillement intempestif à déclarer, surtout sur les nombreuses scènes sombres, tandis que les fondus enchaînés demeurent fluides, sans décrochages. Voilà un écrin idéal pour (re)découvrir Les Yeux de Satan.
Bien que le doublage français soit réussi et dispose lui aussi d’une piste DTS-HD Master Audio 2.0, privilégiez la version originale. Le confort acoustique y est plus agréable, les petites ambiances créées pour instaurer l’ambiance étrange sont plus appuyées, aucun souffle n’est à déplorer, les voix de James Mason et de ses compagnons sont reportées avec plus de fluidité. La piste française s’en sort néanmoins fort bien, même si parfois bien trop dirigée sur le report des voix au détriment des effets annexes. Les sous-titres français ne sont pas imposés.