LES CRIMINELS (THE CRIMINAL) réalisé par Joseph Losey, disponible en combo Blu-ray+DVD le 31 août 2022 chez Studiocanal
Acteurs : Stanley Baker, Margit Saad, Sam Wanamaker, Jill Bennett, Patrick Magee, Grégoire Aslan…
Scénario : Alun Owen
Photographie : Robert Krasker
Musique : Johnny Dankworth
Durée : 1h38
Date de sortie initiale : 1960
LE FILM
Prisonnier au long cours, Johnny Bannion a profité de son dernier séjour derrière les barreaux pour organiser, en collaboration avec ses complices habituels et grâce au réseau de caïds et de gardiens corrompus de l’établissement pénitentiaire, le casse d’un champ de courses. À sa sortie de prison, les ennuis commencent avec son ex-petite amie qui fait un esclandre lors d’une soirée organisée en son honneur par ses associés. Puis ce sont lesdits associés qui, au grand étonnement de Johnny, ne semblent plus vouloir jouer le jeu selon les anciennes règles…
C’est toujours un bonheur de voir revenir chez plusieurs éditeurs toute une filmographie par petites touches, lorsqu’il s’agit d’un cinéaste aussi énorme et aussi peu considéré que Joseph Losey. Fleuron de sa période anglaise que l’on pourrait qualifier d’intermédiaire, The Criminal (le pluriel du titre français change tout !) est une œuvre extrêmement curieuse, qui pourrait paraître bancale si l’on décidait de ne la regarder que comme un film de genre régi par les motifs et les codes consacrés. Mais elle ne surprendra aucunement de la part de celui qui fut en son temps le plus européen des cinéastes américains, et dont le moins qu’on puisse dire est que le compromis esthétique n’a jamais été son fort ! Quand tel ou tel aspect d’un script n’intéresse pas Losey, on s’en rend compte très vite : ses trajectoires ont souvent de quoi surprendre, mais elles sont toujours franches, on ne peut que s’en féliciter.
Le récit, taillé à la serpe, multiplie les ellipses les plus audacieuses – voire franchement déroutantes – et se déploie en quatre temps (que l’on pourrait résumer grossièrement ainsi : prison / extérieur / prison / extérieur). Avec son mélange de bonhomie et de virilité teigneuse, Stanley Baker incarne un personnage dont on ne comprend pas forcément de prime abord la place qu’il pourrait occuper parmi les figures typiques de Losey, de The Servant à Mr. Klein. Visiblement à l’aise dans la corruption ambiante du pénitencier, il semble personnifier la force d’oppression plutôt que la subir, punissant par procuration les « balances » fraîchement incarcérées et dominant même, à coup d’allusions goguenardes, le gardien-en-chef véreux campé par Patrick Magee (l’emploi que fera Stanley Kubrick de ce comédien presque « lynchien » avant l’heure, dans Orange Mécanique et Barry Lyndon, a tout d’une évidence après le genre de performance qu’il propose ici). C’est la mise en opposition de l’animalité naturelle de Baker et de l’aristocratie affectée du personnage de Sam Wanamaker, associé antithétique, sorte de Pingouin de Gotham City féminisé avec sa silhouette frêle et son drôle de fume-cigarette, qui renvoie Bannion / Baker dans le camp des battus, des inactuels, d’une arrière-garde promise à se faire écraser par le nouveau système criminel en plein essor : celui du non-dit, des éminences grises, de la soumission aux hiérarchies arbitraires, de l’apparente respectabilité…
De fait, la figure du laissé-pour-compte qui, se croyant maître de son destin, se retrouve tout d’un coup trahi, condamné peu à peu à la solitude, avec impossibilité de retrouver sa place dans une « famille » ou dans une autre, luttant de toutes ses forces pour l’intégrité de sa conscience alors que seul le reniement de celle-ci lui permettrait de se dissoudre à nouveau dans le monde… cette figure-là, tragique, rebelle, est à présent conforme à 100% au cinéma de Joseph Losey, réalisateur de l’exil, du déchirement, des mondes aliénants, oppressifs – dont on ne prend pas grand risque en affirmant que sa propre mise au ban de l’industrie hollywoodienne en pleine période de maccarthysme aura joué un grand rôle dans ses obsessions de cinéaste ! Il faut voir, à ce titre, la formidable séquence où Bannion et sa nouvelle maîtresse (seul élément positif, désormais, de son existence toujours plus rétrécie) sont contraints d’échanger des choses intimes dans une grande salle, entre deux gardiens, mis à distance l’un de l’autre par le large plateau du parloir. Ou encore ce monologue inouï de Pauly, jeune prisonnier complètement déphasé, qui examine sa propre condition dans un gros plan abstrait et suffocant, nous faisant pénétrer dans la prison de son esprit – celle dont on ne sort jamais. Le film ne cesse d’ailleurs de nous le marteler en filigrane : dehors, c’est encore la prison !
Les mises en scène de Losey, bien souvent, sont à la fois fébriles et dépressives. Elles font constamment ressentir un étouffement, une confusion désagréable, refusent aux spectateurs le confort des acquis formels en alternant espaces déserts et espaces exigus : tantôt empreintes d’une rigueur et d’un rythme proche d’Antonioni ou de Kubrick et tantôt agressives comme du Samuel Fuller, elles rendent compte d’univers glacés, distants, impénétrables, mais également de toute la violence ressentie par tel ou tel individu qui tente de s’y inclure ou d’en percer le mystère. Aux plans contemplatifs, très longs, très composés, d’une chorégraphie parfois virtuose, s’accolent des caméras qui tout à coup se débattent, bousculent, altèrent le décor, décadrent, traquant dans un champ confiné, au plus près des yeux, de la peau, les tics nerveux, la sueur, les explosions d’adrénaline ou, au contraire, la contention insupportable de la rage. Dans ces moments brefs mais intenses qui distillent un malaise persistant, The Criminal n’a rien à envier au Seconds de John Frankenheimer ou au cinéma de Polanski. Du grand cinéma, donc – dont on ne sort pas tranquille.
LE COMBO BLU-RAY+DVD
Troisième et quatrième galettes de ce double-combo Make My Day ! après l’excellent Des Filles Disparaissent de Douglas Sirk (le numéro 50, donc) Les Criminels complète donc cette édition sous le signe du film criminel en noir et blanc. Un champ plutôt vaste qui nous donne donc deux films très différents, mais tous eux essentiels.
Le coffret digipack reste conforme à la collection : fourreau cartonné, visuel pop, présentation écrite de Jean-Baptiste Thoret pour chacun des deux films au dos, menu silencieux avec titre animé… et le seul et unique bonus (si l’on excepte la préface habituelle de Thoret (9′) qui revient avec enthousiasme sur le parcours atypique de Losey, sur les comédiens et techniciens du film et sur le sens, la construction et la genèse des Criminels) revient au film de Losey avec une intervention d’Olivier Père (49′) orientée sur la figure et la carrière du réalisateur, spécialement sa période britannique, ses influences politiques et esthétiques, les motifs récurrents de son œuvre, analysant plus profondément certains aspects techniques et scénaristiques du film (notamment l’ambition presque documentaire à l’intérieur de la prison), s’attardant longuement sur Stanley Baker et la manière dont sa présence très forte fut utilisée plusieurs fois par le cinéaste.
L’IMAGE ET LE SON
D’une copie impeccable, on ne pourra même pas tiquer sur le bruit numérique toujours surexposé par le noir et blanc, mais fortement gommé ici par la photographie très sèche du film, aux beaux contrastes et aux détails soignés, qui s’exprime principalement en nuances de gris clairs. Les moindres portions d’arrière-plan perdues au fin fond du cadre sont d’une netteté parfaite.
L’unique piste sonore (version originale mono 2.0 – avec sous-titres français) ne souffre d’aucune impureté et restitue brillamment le rôle du son dans l’atmosphère nerveuse du film, avec le bruit de fond des prisonniers résonnant dans la chambre d’échos du pénitencier, le silence pesant du monde extérieur percé ça et là de coups de feu, des sons d’un piano qu’on accorde, ou de musique jazz perdue dans le brouhaha confus d’une soirée animée, les éclats de voix à la limite de la saturation d’hommes à bout de nerfs… Losey fait heureusement partie de ces auteurs dont le son mono relaye parfaitement l’univers.