LA BRIGADE DU SUICIDE (T-Men) réalisé par Anthony Mann, disponible en Combo Blu-ray + DVD le 24 août 2021 chez Rimini Editions.
Acteurs : Dennis O’Keefe, Mary Meade, Alfred Ryder, Wallace Ford, June Lockhart, Charles McGraw, Jane Randolph, Art Smith…
Scénario : John C. Higgins, d’après une histoire originale de Virginia Kellogg
Photographie : John Alton
Musique : Paul Sawtell
Durée : 1h25
Année de sortie : 1947
LE FILM
Dennis O’Brien et Tony Genaro ne se font guère d’illusions lorsqu’ils acceptent la mission que leur confie le département des Finances. Ils savent que leur vie ne pèse pas lourd face aux intérêts de la puissante bande de faux-monnayeurs, si bien organisée qu’elle inonde le pays de monnaie de singe, si bien dissimulée qu’ils doivent se faire passer pour des gangsters afin d’en retrouver la trace…
Si l’on devait réaliser un classement des meilleurs films noirs de l’histoire du cinéma, La Brigade du suicide – T-Men apparaîtrait assurément en très bonne position. Depuis la fin des années 1930, Anthony Mann (1906-1967), de son vrai nom Emil Anton Bundsmann, n’a fait que grimper les échelons. En effet, l’ancien fondateur de la troupe de théâtre Stock Company, dans laquelle allait officiait un certain James Stewart, s’est ensuite vu proposer de superviser les essais d’acteurs pour le compte de la prestigieuse Selznick International Pictures, sur les films comme La Famille sans-souci – The Young in Heart de Richard Wallace, Le Lien sacré – Made for Each Other de John Cromwell, et surtout Autant en emporte le vent – Gone With The Wind de Victor Fleming, ainsi que Rebecca d’Alfred Hitchcock. Après cette expérience, Anthony Mann devient assistant de Preston Sturges chez Paramount Pictures sur Les Voyages de Sullivan – Sullivan’s Travels en 1941. A la recherche de nouveaux talents derrière la caméra, le studio lui confie son premier long-métrage dès l’année suivante, Dr. Broadway, adapté d’un roman de Borden Chase. C’est alors pour lui l’occasion de se faire la main sur quelques séries B vite emballées avec un budget restreint et peu de jours de tournage. La courte durée de ses longs-métrages permet au cinéaste de se faire une renommée en voyant ses films couplés avec ceux de ses confrères plus reconnus. Il aborde ainsi la comédie-musicale (Moonlight in Havana, Nobody’s Darling, My Best Gal, Sing Your Way Home, The Bamboo Blonde), mais commence réellement à s’épanouir derrière la caméra à travers le film noir. Il enchaînera Strangers in the Night, Two O’Clock Courage, La Cible vivante, Strange Impersonation, Desperate et L’Engrenage fatal. Mais le tournant survient en 1947 avec La Brigade du suicide – T-Men, l’histoire de deux agents du Département du Trésor qui infiltrent un réseau de fabricants de fausse monnaie, à travers laquelle Anthony Mann décrit le quotidien du travail des agents du Trésor (les T-Men éponymes donc) avec une précision quasi-documentaire. Immense succès, La Brigade du suicide s’avère la première des six collaborations entre le metteur en scène et le directeur de la photographie John Alton (Elmer Gantry, le charlatan de Richard Brooks, La Femme modèle de Vincente Minnelli, Deux rouquines dans la bagarre d’Alan Dwan). En l’espace de trois années, les deux hommes marqueront le septième art par leur virtuose association, qui prendra son essor dès leur second film en commun, Marché de brutes – Raw Deal, essai définitivement transformé cinq mois plus tard, jusqu’à leur ultime opus, le phénoménal Devil’s Doorway – La Porte du diable. Mais pour l’heure, La Brigade du suicide, s’inspire d’une histoire de Virginia Kellogg (L’Enfer est à lui – White Heat de Raoul Walsh), adaptée pour le cinéma par John C. Higgins (La Dernière flèche de Joseph M. Newman). T-Men demeure d’une folle modernité près de soixante-quinze après sa sortie, un exemple, un mètre étalon du suspense, autant passionnant sur le fond que sur la forme, qui n’a eu de cesse d’être copié depuis, mais très rarement égalé.
Un indicateur est assassiné juste avant de communiquer avec son contact, un agent du Trésor qui enquêtait sur des faux-monnayeurs. Le ministère choisit alors d’envoyer Dennis O’Brien et Tony Gerano en mission d’infiltration à Detroit. Les deux hommes commencent par réviser l’histoire de la criminalité locale. Sous de fausses identités, ils s’installent dans un hôtel malfamé. Ils sont vite recrutés par un truand et entendent parler du Combinard, qui fournit le gang en faux timbres fiscaux. O’Brien part sur ses traces à Los Angeles. Il n’a que peu d’éléments pour le retrouver.
Le film commence comme un reportage, par une voix-off qui nous présente l’histoire du Trésor Public des Etats-Unis (United States Department of the Treasury), autrement dit le département exécutif fédéral des États-Unis chargé de répondre aux besoins fiscaux et monétaires, service public créé sous la présidence de George Washington en 1789. Puis, cette brève exposition donne la parole au véritable Elmer Lincoln Irey (décédé juste après la sortie de La Brigade du suicide), ex-coordinateur des services du Trésor, qui énumère les différentes unités qui composent le Trésor Public US ainsi que leurs missions respectives, « la force de frappe du ministère contre le crime » ajoute-t-il, à l’instar de la lutte contre la fraude fiscale, la drogue, la fausse-monnaie, le trafic d’alcool, etc. Tout cela est dit la tête haute, tout en rendant avant tout hommage au travail des différents agents du Trésor, les fameux T-Men qui donnent son titre au film d’Anthony Mann. Puis, le narrateur, que l’on entendra en pointillés tout au long des prochaines 85 minutes (ce qui pourrait agacer certains spectateurs, qui la jugeront inutile car redondante), explique que le film que nous allons voir sera une démonstration d’une « mission d’infiltration comme les autres » et de la collaboration des services, à travers l’affaire dite du Papier de Shanghai.
C’est là que La Brigade du suicide démarre réellement, explose même directement grâce au cadre magistral du réalisateur et de la magnificence des partis-pris de son chef opérateur. Ou comment passer du documentaire standard à l’expressionnisme en une poignée de secondes, le temps d’un fondu enchaîné. Il n’y a pas que le personnage de Dennis O’Brien, impeccablement et élégamment interprété par Dennis O’Keefe (deux quasi-paronymes, ce qui renforce l’aspect réaliste voulu par le cinéaste) qui plonge dans cet univers de grand banditisme, le spectateur est aussi immergé que lui dans un monde qu’il ne connaît pas et dont le danger peut survenir à chaque coin de rue. Cette apnée en milieu hostile est immédiatement représentée par les ombres qui submergent l’écran et des noirs denses qui symbolisent l’inconnu. Notre personnage principal, Dennis, est tout d’abord montré dans sa longue et minutieuse préparation, nécessaire pour se créer un « passif », une nouvelle identité, une renommée, pour devenir le type sur « qui on peut compter » dans le Milieu. Il est soutenu par un collègue, Tony Genaro, dont les origines italiennes aideront à titiller la curiosité de la mafia locale. Comme dans un jeu de rôle, les deux « jouent » à être quelqu’un d’autre et il se crée alors une mise en abyme où les deux protagonistes incarneront finalement chacun un personnage qui en interprète un autre durant toute l’intégralité du long-métrage. La Brigade du suicide est non seulement didactique, c’est aussi un chef d’oeuvre remarquable du genre, un témoignage sur le sens même de la mise en scène, du leurre, de la manipulation.
S’il dispose d’un budget un peu plus conséquent que d’habitude, Anthony Mann transforme ce qu’il touche en or, devenant ainsi un nouveau Midas sur lequel il faudra désormais compter et ce jusqu’à la fin de son illustre carrière, brutalement interrompue en 1967 sur le tournage de Maldonne pour un espion – A Dandy in Aspic, son ultime film d’espionnage, qui sera repris en main par Laurence Harvey.
LE COMBO BLU-RAY + DVD
Deux mois seulement après son édition Blu-ray + DVD de Marché de brutes, Rimini Editions propose La Brigade du suicide dans le même format. Le film était déjà sorti en DVD chez Wild Side Video, dans la collection des Introuvables, puis n’avait plus donné signe de vie depuis près de dix ans. Le chef d’oeuvre d’Anthony Mann fait un retour très remarqué dans les bacs français à travers ce sublime combo. L’objet prend la forme d’un Digipack à trois volets où reposent les deux disques, à la sérigraphie identique. Le troisième renferme un très beau livret de 28 pages intitulé La Fureur des hommes, écrit par Christophe Chavdia, qui revient notamment sur les deux films noirs qui ont lancé Anthony Mann et fait de lui un maître du genre, La Brigade du suicide et Marché de brutes. Ce bonus à part entière aborde également la première partie de la carrière d’Anthony Mann, celle du directeur de la photographie John Alton, ainsi que son travail avec le réalisateur. Comme nous le pensions en découvrant le livret lors de la sortie de Marché de brutes, il s’agit bien du même présenté dans l’édition de La Brigade du suicide. Le menu principal est animé et musical.
Déjà vu sur l’édition Blu-ray de Man on the Moon de Miloš Forman, sur celle de L’Appel de la forêt de Ken Annakin et de Marché de brutes d’Anthony Mann, Jacques Demange présente La Brigade du suicide (14’). Un document de qualité signé La Plume, dans lequel le critique à la revue Positif replace T-Men dans la carrière du cinéaste, revient sur le désir d’indépendance d’Anthony Mann, puis sur la genèse, les recherches, la mise en scène, le casting et les partis pris de La Brigade du suicide. Jacques Demange insiste sur l’implication de Mann et ce dès l’écriture du scénario, nourri d’un travail documentaire, destiné à renforcer le réalisme de l’histoire. Le fond et la forme s’y croisent une fois de plus avec beaucoup d’acuité, comme cela était déjà le cas lors des précédentes interventions de l’invité de Rimini Editions et de La Plume.
L’Image et le son
Rimini Editions reprend le master HD édité aux Etats-Unis par ClassicFlix en 2017, qui s’est occupé personnellement du nettoyage – de fond en comble – des éléments fournis par le British Film Institute. Une restauration on ne peut plus recommandable, un Blu-ray au format 1080p élégant, de très belle qualité, qui restitue admirablement la patine argentique originale (excellemment gérée), ainsi que les partis-pris flamboyants de John Alton. La clarté est de mise aux moments opportuns, les noirs profonds, la palette de gris riche et contrastée, le piqué étonnant et les détails impressionnants sur les visages. Le confort de visionnage et l’immersion voulue par le réalisateur sont donc largement assurés, ce qui permettra aux cinéphiles de se replonger avec délice dans les débuts fracassants d’Anthony Mann au cinéma.
Même chose en ce qui concerne le son, avec une délivrance claire et dynamique des dialogues (dont la voix-off très présente), ainsi que de la partition de Paul Sawtell. Certains effets annexes sont peut-être moins percutants, à l’instar des coups de feu lors de la dernière partie, mais cela reste anecdotique. Les sous-titres français ne sont pas imposés.