LES NUITS BLANCHES DE SAINT-PÉTERSBOURG réalisé par Jean Dréville, disponible en Blu-ray le 13 mars 2024 chez Gaumont.
Acteurs : Gaby Morlay, Jean Yonnel, Edmonde Guy, Pierre Renoir, Jacques Erwin, Annie Rozanne, André Bervil, Gisèle Gire…
Scénario : André Legrand
Photographie : Michel Kelber
Musique : Adolphe Borchard
Durée : 1h37
Date de sortie initiale : 1938
LE FILM
Pozdnycheff, jeune fêtard, a détruit par sa légèreté le bonheur conjugal d’un de ses amis d’enfance qui s’est suicidé. Depuis, il est hanté par ce souvenir. Il se marie et devient alors la proie d’une jalousie maladive qui le conduit à tenter d’assassiner sa femme et un violoniste qu’il croit être son amant.
Depuis dix ans, la maison Gaumont (comme l’appelait Georges Lautner) tente de remettre en avant les œuvres de Jean Dréville (1906-1997), quatre décennies cinéma, plus de trente longs-métrages, des succès voire des triomphes par dizaines (Copie conforme, La Cage aux rossignols). Le réalisateur, qui parvenait à sortir deux voire trois films par an a connu un important regain d’intérêt avec des opus comme La Fayette (1962), Normandie Niémen (1960), Les Cadets de l’océan (1945), qui ont tous subi une restauration en Haute-Définition, avant d’être exploité en Blu-ray. Il faudra désormais ajouter à cette liste Les Nuits blanches de Saint-Pétersbourg, qui comme l’indique Patrick Glâtre, spécialiste de Jean Dréville et par ailleurs auteur du passionnant ouvrage Jean Dréville cinéaste (Créaphis, 2006), se situe à un carrefour de sa carrière, où l’artiste mettra tout son immense savoir-faire technique au profit des histoires qui lui sont proposées. En dépit de ses scores pharamineux et enviés au box-office, Jean Dréville ne pourra jamais imposer un sujet qui lui tient à coeur ou dont il aurait été à l’origine, ce qui lui laissera un goût amer jusqu’à la fin de sa vie. Néanmoins, le public sera toujours présent. En 1937, sortent tour à tour Troïka sur la piste blanche, Maman Colibri, tandis que le metteur en scène emballe Les Nuits blanches de Saint-Pétersbourg, qui apparaît sur les écrans au mois de février de l’année suivante. Cette première collaboration entre Jean Dréville et la star Gaby Morlay est l’adaptation d’un court roman de Léon Tolstoï, La Sonate à Kreutzer (1889), dont il s’agit ici de la cinquième transposition (après trois films muets et une première version parlante réalisée en 1937 par Veit Harlan), surfant sur l’attrait des spectateurs pour la culture slave. Drame parfois très emphatique, Les Nuits blanches de Saint-Pétersbourg est un beau et bon film, dans lequel se distingue Jean Yonnel, Sociétaire de la Comédie-Française, star du somptueux Amok de Fédo Ozep, qui terminera son illustre carrière en interprétant le père de Bourvil dans Un drôle de paroissien de Jean-Pierre Mocky. Il est ici impérial, à la fois pathétique et flippant, le jeu forcément daté, mais foncièrement habité du comédien valant sacrément le détour.
Au début du XXe siècle, à Saint-Pétersbourg, le haut fonctionnaire Borowsky recueille son ami Serge Pozdnycheff, ruiné pour avoir mené une vie de débauche. Serge séduit Sonia, l’épouse de Borowsky, ce qui pousse ce dernier au suicide. Pris de remords, Serge s’installe dans le domaine familial avec sa mère, à la campagne. Il fait la connaissance d’Hélène Voronine et l’épouse. Quelques années après, le couple est installé à Saint-Pétersbourg avec leur jeune fils, Vassia. Par l’intermédiaire de Katia, sa jeune sœur, Hélène fréquente les salons mondains et rencontre ainsi le violoniste virtuose Toukatchewsky…
« En Russie, quelques années avant la guerre, la jeunesse extrêmement libre affecte un élégant scepticisme. Une société privilégiée vit à Saint-Pétersbourg dans le luxe, les plaisirs, les fêtes somptueuses. Les nuits se succèdent, nuits joyeuses, nuits folles, nuits blanches, dans la griserie des chants et des rythmes tziganes… »
À première vue, on pourrait penser que Les Nuits blanches de Saint-Pétersbourg est un film poussiéreux. Ce n’est pas du tout le cas. Certes, le jeu « ampoulé » renvoie à un temps passé, terminé, daté, mais il est aussi le témoignage de partis-pris symboliques d’une époque où l’on ne se posait pas cette question. De plus, même s’il avouait être finalement peu intéressé par la direction d’acteurs dans les années 1930, Jean Dréville dirige tout de même ses stars et limite « la casse », surtout avec ses deux têtes d’affiche. L’ancienne co-vedette de Max Linder a déjà plus de vingt ans de carrière quand elle tourne Les Nuits blanches de Saint-Pétersbourg et possède également un bagage théâtral, après s’être produite dans les pièces de Sacha Guitry et d’Henry Bernstein. Abel Gance, Marcel L’Herbier, Maurice Tourneur, Jacques Feyder, Marc Allégret confirmeront son statut de star du cinéma français (alors une des premières). Elle trône sur le casting des Nuits blanches de Saint-Pétersbourg, même si son partenaire Jean Yonnel crève l’écran de sa présence, de son charisme souvent inquiétant, par sa voix au phrasé et au timbre singuliers.
Le cinéma muet est encore très présent et Jean Dréville multiplie les plans sur les visages, s’attarde sur leurs expressions, comme lors de la crise de nerfs de Serge, pensant avoir trouvé la preuve que son épouse Hélène entretient une liaison avec le musicien Toukatchewsky (Jacques Erwin, impeccable de suffisance). Mais ce qui intéresse surtout Jean Dréville et touchera assurément les sens du cinéphile, est la technique et de ce point de vue le cinéaste enchaîne les morceaux de bravoure. Non seulement la composition des plans est souvent magnifique, mais ils sont aussi mis en valeur par la sublime photographie du chef opérateur Michel Kelber (Journal d’une femme en blanc, Pot-Bouille, Les Salauds vont en enfer, Pièges) et un montage percutant, parfois même quasi-expérimental, signé Raymond Leboursier (La Lumière d’en face, La Femme à l’orchidée, Le Journal tombe à cinq heures). Ce dernier reflète les tourments, le vertige, la rage, la peur du personnage, qui traumatisé par la mort de son meilleur ami, dont il convoitait ouvertement l’épouse, voyait en Hélène une deuxième chance inespérée.
Le scénario d’André Legrand (Hardi Pardaillan !, La Symphonie Fantastique) prend des libertés, pour ne pas dire ses aises avec La Sonate à Kreutzer, dont il retient essentiellement le drame de la jalousie, qui conduit Serge Pozdnycheff à vouloir éliminer sa femme et celui qu’il pense être son amant. Les dialogues demeurent élégants, tout comme les décors, très élaborés, et l’on se laisse porter par ce récit mine de rien prenant sur l’implosion d’un homme, ancien débauché notoire, ayant peu confiance en lui-même et dans les autres, que la folie va mener au point de non-retour. Un plaisir de découvrir Les Nuits blanches de Saint-Pétersbourg presque 90 ans après sa sortie !
LE BLU-RAY
Les Nuits blanches de Saint-Pétersbourg intègre tout naturellement l’un des plus beaux catalogues de l’histoire de l’édition vidéo française, celui de Gaumont, le film étant disponible en Blu-ray et au prix doux de 14,99 euros. Le menu principal est fixe et muet.
En plus de la bande-annonce originale (de près de cinq minutes!) et d’un comparatif avant/après la restauration (3’), l’éditeur joint une présentation très complète de Patrick Glâtre, spécialiste de Jean Dréville et auteur de l’indispensable ouvrage Jean Dréville cinéaste (Créaphis, 2006). Pendant près de vingt minutes, cet expert replace Les Nuits blanches de Saint-Pétersbourg dans la carrière de Jean Dréville avant d’évoquer l’adaptation (très éloignée) du court roman de Tolstoï. Puis, Patrick Glâtre explique pourquoi il s’agit du deuxième volet d’une « trilogie russe » du réalisateur, le film qui nous intéresse aujourd’hui apparaissant entre Troïka sur la piste blanche (1937) et Le Joueur d’échecs (1938). L’aspect documentaire du film dans les scènes extérieures, qui contraste avec celles tournées dans les studios de Joinville, renvoie au passé de Jean Dréville qui avait commencé dans le genre avant-gardiste, avant de se plier progressivement aux exigences des studios pour lesquels il allait réaliser pléthore de films commerciaux à succès. Les scènes censurées et coupées (« il était hors de question de montrer un suicide par balle à l’écran »), le casting (où comment deux stars qui avaient leur profil « interdit » allaient donner du fil à retordre à Dréville pour la scène finale), les défauts du film (« des gros plans qui frisent le ridicule ») et le succès des Nuits blanches de Saint-Pétersbourg sont aussi les sujets abordés au fil de cette formidable intervention.
L’Image et le son
Les Nuits blanches de Saint-Pétersbourg a été entièrement restauré 2K, à partir d’un scan 4K, par les laboratoires Éclair. Une fois de plus, le lifting est très impressionnant et s’avère quasi-immaculé de toutes imperfections, en dehors de fils en bord de cadre aperçus ici et là avec notre œil de lynx. Mais c’est vraiment histoire de chipoter, car ce master HD en met souvent plein les yeux avec un N&B très élégant, aux noirs denses et aux blancs clairs sans trop en faire. Le piqué offre un lot confondant de détails, la texture argentique est douce et palpable, le piqué aiguisé, les contrastes harmonieux, la copie stable. Du bien bel ouvrage !
La piste mono bénéficie d’un encodage en DTS HD-Master Audio. L’écoute se révèle fluide, limpide et surtout saisissante. Aucun craquement ou souffle intempestifs ne viennent perturber l’oreille des spectateurs, la musique d’Adolphe Borchard (Ils étaient neuf célibataires) et la Sonate n° 9 pour violon et piano en la majeur opus 47 dite Sonate à Kreutzer de Ludwig van Beethoven sont admirablement restituées et les échanges sont clairs, bien que sensiblement chuintants de temps en temps. Les sous-titres destinés au public sourd et malentendant sont également disponibles.
Crédits images : © Gaumont / Captures Blu-ray : Franck Brissard pour Homepopcorn.fr