LA GRANDE PAGAILLE (Tutti a casa) réalisé par Luigi Comencini, disponible en Combo Blu-ray + DVD le 6 octobre 2020 chez Rimini Editions.
Acteurs : Alberto Sordi, Serge Reggiani, Carla Gravina, Martin Balsam, Didi Perego, Nino Castelnuovo, Alex Nicol, Claudio Gora…
Scénario : Agenore Incrocci, Furio Scarpelli
Photographie : Carlo Carlini
Musique : Angelo Francesco Lavagnino
Durée : 1h55
Date de sortie initiale : 1960
LE FILM
8 septembre 1943. Mussolini est destitué et l’Italie signe l’armistice avec les alliés. Le sous-lieutenant Innocenzi et deux de ses hommes tentent de rentrer chez eux. Le voyage sera long et mouvementé, cocasse et bouleversant…
Immense star en Italie, peut-être la plus grande de toute l’histoire du cinéma transalpin, adulé par les spectateurs, encore plus que les autres piliers Marcello Mastroianni, Vittorio Gassman, Nino Manfredi, Ugo Tognazzi et autres monstres, le mythique Alberto Sordi (1920-2003) a fait les grandes heures de la comédie italienne. Loin de se reposer sur ses lauriers, le comédien n’aura de cesse de se renouveler de film en film, plus de 150 au total, étalés sur soixante ans. Alors âgé de 40 ans, le comédien vient d’enchaîner tour à tour La Grande guerre – La Grande Guerra de Mario Monicelli, Profession Magliari – I Magliari de Francesco Rosi et Le Veuf – Il Vedovo de Dino Risi. S’il n’avait fait que ces trois longs-métrages, Alberto Sordi serait déjà inscrit au panthéon des plus grands acteurs dans son pays. Pourtant, les années 1960 seront encore plus spectaculaires avec notamment Il Vigile et Il medico della mutua de Luigi Zampa, Une vie difficile – Una vita difficile de Dino Risi, Mafioso ou L’Homme de la Mafia d’Alberto Lattuada ou Il boom de Vittorio De Sica. Mais cette extraordinaire filmographie compte aussi huit collaborations avec un autre maître du cinéma italien, Luigi Comencini (1916-2007). Cinq ans après La Belle de Rome – La bella di Roma, les deux hommes se retrouvent pour La Grande pagaille – Tutti a casa. Il serait redondant de dire qu’il s’agit d’une de leurs meilleures associations, puisqu’ils signeront plus tard Le Commissaire – Il commissario (1962), L’Argent de la vieille – Lo scopone scientifico (1972) et Le Grand Embouteillage – L’ingorgo (1979), mais c’est bel et bien le cas. La Grande pagaille, étrangement moins connu en France que les titres mentionnés précédemment, n’en demeure pas moins sensationnel à tout point de vue, de l’interprétation en passant par la mise en scène, le scénario, la qualité des dialogues, tout en faisant passer le spectateur du rire aux larmes en un claquement de doigts. Il fut un temps où le cinéma italien était le plus grand d’Europe. En voici une nouvelle démonstration.
Le 8 septembre 1943, le maréchal Pietro Badoglio signe l’armistice avec les Alliés. Mussolini est destitué, l’Italie change de camp. L’Armistice surprend, comme tout un chacun, le sous-lieutenant Innocenzi (Alberto Sordi, récompensé par David di Donatello du meilleur acteur pour ce rôle) qui, sous le feu des troupes allemandes, leurs alliées d’hier, tente de maintenir l’unité de son peloton. Son régiment ayant été capturé, il cherche désespérément un officier supérieur pour savoir quels sont les ordres, tout en constatant avec stupeur que les troupes allemandes les considèrent, à présent, comme des ennemis. Ses hommes s’étant égaillés pour rentrer à la maison, Innocenzi, cherchant à préserver un semblant d’autorité, se retrouve flanqué de Ceccarelli (Serge Reggiani, impeccable), qui devait partir en permission dans le Sud, et du Sergent Fornaciari (Martin Balsam). Ils décident de retourner chez eux, vêtus d’habits civils. Ils devront traverser des situations rocambolesques et pourtant terriblement tragiques.
Maman, à la maison je reviens !
Après l’énorme succès du Pigeon – I Soliti Ignoti (1958) de Mario Monicelli, véritable point de départ de la comédie italienne telle que nous la connaissons, le célèbre tandem de scénaristes Agenore Incrocci et Furio Scarpelli, les fameux Age-Scarpelli dont le pseudonyme apparaît au générique des plus grands films transalpins de l’époque, s’associent pour la première fois avec Luigi Comencini pour écrire La Grande pagaille. Le cinéaste dépeint le portrait d’un type banal (qui de mieux que Sordi pour interpréter ce genre de rôle, même si Vittorio Gassman avait d’abord été pressenti), qui pensait pouvoir profiter de son autorité hiérarchique au sein de l’armée italienne, mais c’était sans compter sur l’arrivée des américains en Sicile et en Calabre ! La débâcle commence et c’est comme qui dirait chacun pour soi ! Le monstre du cinéma italien joue à merveille les multiples facettes que lui offre le rôle d’Innocenzi (nom qui veut dire tout simple l’« innocent »), faible, trouillard, en un mot un mec normal. Drôle mais aussi émouvant et violent, La Grande pagaille met également souvent mal à l’aise comme lorsqu’Innocenzi, qui de retour chez lui retrouve son père (le grand dramaturge Eduardo De Filippo) qui le pousse à descendre vers Naples, rejoindre la nouvelle armée fasciste. Il y a aussi cette séquence où la famille de Fornaciari (Martin Balsam, la même année que Psychose d’Alfred Hitchcock) sera arrêtée et probablement exterminée pour avoir hébergé un pilote américain. Avant cela, la séquence entre ce dernier, qui ne parle quasiment pas un mot d’italien, et Innocenzi, durant laquelle les deux hommes – qui n’ont pas su comment dialoguer lors du repas où la polenta et la saucisse étaient étalées à même la table – trouvent enfin un sujet sur lequel s’entendre, en l’occurrence les femmes, apparaît comme un interlude au milieu du film. Le calme avant la tempête, où la barrière de la langue n’est plus un problème, où tout semble apaisé, autour d’une cigarette, en plein milieu de la nuit.
De la désinvolture !
Comme il en aura l’habitude tout au long de sa prestigieuse et prolifique carrière, Luigi Comencini imprègne son film d’un réalisme brut et inattendu, à l’instar de la scène du train bourré de prisonniers qui fait route vers un camp de concentration, ou bien encore le personnage de Silvia Modena (Carla Gravina), jeune femme juive qui tente de traverser le pays sans se faire arrêter, ou enfin l’insurrection finale de Naples qui clôt La Grande pagaille, où Innocenzi, auparavant perdu dans diverses situations de plus en plus invraisemblables, dans un sursaut de dignité, s’emparera d’une mitrailleuse avec laquelle il fera feu sur les troupes nazies.
La Grande pagaille s’avère une grande évasion faite de rapports humains (composante essentielle du cinéma moraliste de Luigi Comencini), d’espoirs et de doutes. Depuis Mariti in città (1957) et Femmes dangereuses (1958), le style du cinéaste, qui souhaitait sortir du carcan du réalisateur de « comédies simples » dans lequel il était enfermé malgré-lui suite à l’immense succès de Pain, amour et fantaisie (1953) et de sa suite Pain, amour et jalousie (1954), s’est affiné, devient sophistiqué, ne cesse d’étonner par la précision de sa mise en scène qui distingue d’emblée ses films du « tout-venant » de la comédie italienne qui remplissait alors les salles. La Grande pagaille est un chef d’oeuvre pluriel, comédie de mœurs à laquelle se greffe un véritable film de guerre (même si Luigi Comencini prétendait le contraire), souvent dramatique, qui égratigne au passage la psyché humaine en la révélant au grand jour, sans oublier les institutions et les hauts fonctionnaires responsables au passage de tout ce bordel.
Formidable étude sociologique doublée d’une réflexion socio-politique sérieuse et engagée, mais aussi comédie corrosive, mais qui arrache irrémédiablement des sourires et même le rire grâce au jeu dantesque du somptueux funambule que l’Italie surnommait affectueusement l’Albertone, La Grande pagaille est ce qu’on appelle de l’autre côté des Alpes, un capolavoro inestimabile. Et pour résumer, on pourrait dire que tout le cinéma se trouve dans Tutti a casa.
LE COMBO BLU-RAY + DVD
Inédit en vidéo en France, La Grande pagaille débarque enfin chez nous dans un superbe combo Blu-ray et DVD. Une sortie que l’on doit à Rimini Editions, qui propose un Digipack à deux volets, comprenant le Blu-ray du film (le disque de couleur rose), mais aussi le DVD de La Grande pagaille (de couleur jaune) et une autre galette (de couleur verte) comprenant les suppléments, que l’on retrouve également sur l’édition HD. L’ensemble est glissé dans un fourreau cartonné, qui reprend le merveilleux visuel de l’affiche italienne d’exploitation. Le menu principal est animé et musical.
Rimini Editions frappe fort en proposant un documentaire passionnant, « Drôles, tendres et méchants », réalisé par Jorge Dana en 1999, consacré à la comédie italienne, composé de témoignages d’acteurs, de scénaristes et de réalisateurs célèbres, ainsi que d’extraits de films qui ont fait de ce genre un mythe (52’30). L’incontournable et éminent Jean A. Gili a également participé à ce film, en s’occupant des entretiens avec ni plus ni moins les grands « monstres » de la comédie italienne encore en vie à l’aube des années 2000. Vittorio Gassman, Dino Risi, Ettore Scola, Mario Monicelli, Furio Scarpelli, Alberto Sordi, Nino Manfredi, Vincenzo Cerami et Roberto Begnini apparaissent tour à tour pour évoquer l’émergence de la comédie italienne, tout en explorant les thèmes, les partis-pris (de l’humour, de l’ironie, tout en traitant des sujets dramatiques, en se basant sur le sens de l’observation des scénaristes et en réalisant une radiographie de la situation économique, politique et sociale de l’Italie en filigrane) et les intentions qui en ont fait un succès international. Deux ans après le triomphe de La Vie est belle de Roberto Begnini, ce documentaire propose un large tour d’horizon du genre, qui a démarré avec les films interprétés par Totò (1898-1967), puis qui a véritablement explosé avec Le Pigeon – I Soliti Ignoti (1958) de Mario Monicelli. D’autres noms du cinéma italien, moins connus en France, mais qui ont de leur côté contribué à sa renommée, tels que Pietro Germi, Alberto Lattuada et Nanni Loy, sont aussi mentionnés. Prions pour que Rimini Editions puisse faire l’acquisition d’autres films, classiques et chefs d’oeuvres du cinema italien qui manquent encore aujourd’hui cruellement dans les bacs français !
Le second supplément est une remarquable présentation de La Grande pagaille, doublée d’un portrait de Luigi Comencini et d’une analyse sur la comédie italienne, par René Marx (30’30), directeur adjoint de l’Avant-Scène Cinéma. Celui-ci revient tout d’abord sur le genre, qui connaissait alors son plein essor dans les années 1960, avec notamment quatre grands réalisateurs à la barre, Dino Risi, Mario Monicelli, Luigi Comencini et Ettore Scola, qui ont su concilier « le rire et la douleur en même temps », dans un cinéma qui mixait « la souffrance de la vie et la commedia dell’arte ». Puis, René Marx en vient à Luigi Comencini, qui contrairement à ses confrères « n’était pas un cinéaste de la cruauté, mais souvent sentimental ». L’invité de Rimini évoque son parcours, ses études (le réalisateur était à la base architecte), qui recherchait « une simplicité de forme, afin que les gens se sentent bien dans ses films ». Dans une troisième partie, René Marx aborde le fond et la forme du film qui nous intéresse aujourd’hui, La Grande pagaille. « Un film qui reste extrêmement clair même pour les non-italiens » selon lui. Les faits historiques qui ont inspiré le film sont mentionnés (« un chaos total en Italie »), ainsi que le casting, la psychologie et l’évolution des personnages, en particulier celui incarné par Alberto Sordi, les séquences dramatiques inattendues voire tragiques, à l’instar de celle de train de la mort, ou le sort réservé au personnage interprété par Carla Gravina. René Marx rapproche La Grande pagaille de La Grande guerre (1959) de Mario Monicelli, La Marche sur Rome (1962) de Dino Risi et Les Camarades (1963) aussi mis en scène par Mario Monicelli. Quatre films qui peuvent se voir comme une tétralogie et par ailleurs écrits par le duo Age-Scarpelli, qui parlent plus ou moins de la célébration de l’Histoire de l’Italie, vue sous un autre angle et une sensibilité différente.
Enfin, l’éditeur joint sept minutes de scènes coupées. En introduction, un carton indique qu’en réalité ces séquences figuraient dans le montage original de La Grande pagaille, mais ont été supprimées lors de la masterisation HD par les propriétaires du film, en l’occurrence Sony. Ces scènes prolongent quelque peu celle où la troupe s’apprête à rencontrer le soldat allemand qui souhaite se rendre, celle de l’affrontement entre Innocenzi et l’infirme lorsque ce dernier se rend compte que la jeune femme entreprenante lui a fait du charme, ou bien encore une autre où Codegato (Nino Castelnuovo) parle de sa famille (nombreuse) et de sa mère qui est encore enceinte.
L’Image et le son
Inédit, La Grande pagaille fait son apparition en Haute-Définition en France. Le master est fatigué, constellé de poussières sur le logo Columbia et durant le générique. Puis, la propreté devient aléatoire. Les points blancs subsistent tout du long, certaines séquences étant étrangement plus marquées par les affres du temps, tandis que d’autres paraissent au contraire ragaillardies avec une clarté appréciable, une plus grande stabilité, des contrastes plus concis et un piqué ferme. Parfois, un voile granuleux se fait ressentir, divers décrochages sont notables, une rayure verticale apparaît quelques secondes (après la rafle, quand Innocenzi et Ceccarelli arrivent sur une charrette de paille), tout comme des fils en bord de cadre (quand Innocenzi retrouve son père). Il y a donc à boire et à manger concernant ce master HD, mais globalement le constat reste positif, surtout lorsque l’on tient compte de la rareté de ce chef d’oeuvre oublié de Luigi Comencini.
En italien comme en français, les pistes DTS-HD Master Audio mono 2.0 offrent des conditions acoustiques suffisantes. Notons l’absence de souffle intempestif, mais la musique apparaît parfois vacillante, les voix demeurent un peu sourdes et les saturations inévitables sur les dialogues plus poussés. Sans surprise, la version originale l’emporte aisément sur la piste française, avec un meilleur équilibre et une plus grande clarté des dialogues. Les sous-titres français ne sont pas imposés et le changement de langue n’est pas verrouillé à la volée. A noter que les rares échanges en allemand ne sont pas sous-titrés.