
BILBAO réalisé par Bigas Luna, disponible en Coffret Combo Blu-ray + DVD + Livre le 7 octobre 2025 chez Artus Films.
Acteurs : Àngel Jové, María Martín, Isabel Pisano, Francisco Falcon, Jordi Torras, Pepita Llunell, Marta Molins…
Scénario : Bigas Luna
Photographie : Pedro Aznar
Musique : Iceberg
Durée : 1h33
Date de sortie initiale : 1978
LE FILM
Leo qui vit avec Maria qui pourrait être sa tante avec laquelle il répond à ses fantasmes sexuels, est obsédé par Bilbao, une femme prostituée et strip-teaseuse qu’il veut posséder et transformer selon ses obsessions.

José Juan Bigas Luna (1946-2013), ou tout simplement Bigas Luna pour les intimes et cinéphiles, est l’un des réalisateurs espagnols les plus importants de l’histoire du cinéma. Réputé pour ses œuvres sulfureuses comme Jambon, jambon – Jamón, jamón (1992) et La Lune et le Téton – La teta y la luna (1994), celui-ci n’était pourtant pas prédisposé au septième art. Après des études universitaires en économie, Bigas Luna devient designer industriel et d’intérieur, tout en s’adonnant à l’une de ses autres passions, la peinture, art où il excelle et qui lui permet d’être exposé. C’est d’ailleurs au cours d’une galerie qui lui est consacrée, qu’il rencontre Salvador Dalí, avec lequel il se lie d’amitié. Petit à petit, Bigas Luna en vient à la vidéo, toujours dans le cadre d’une de ses expositions. Grâce au format court, il expérimente sur le cadre et les corps. Cela le conduit à son premier long-métrage, Tatouage – Tatuaje (1976), où les thèmes du fétichisme et de l’obsession sont déjà au rendez-vous. Alors que la dictature franquiste connaît ses dernières heures et que l’Espagne se réveille d’une gueule de bois qui aura duré quatre décennies, Bigas Luna est bien décidé à briser tous les tabous grâce à ce nouveau médium qui lui convient totalement et dans lequel il peut s’exprimer pleinement. 1978, Bilbao fait l’effet d’une explosion dans le cinéma ibérique. Dans la continuité de Tatouage, dans lequel le cinéaste suivait un détective privé qui menait l’enquête sur la mort d’un inconnu tatoué, Bigas Luna suit l’itinéraire d’un autre individu, perdu dans ses pensées, sauf que cette fois cet homme étrange ne pense qu’à une « chose », Bilbao. Non pas la ville située au Nord de l’Espagne, mais une prostituée, sujet principal de toutes ses réflexions. Avec sa caméra 16mm, le « director » plonge dans les rues sombres et éclairées aux néons de Barcelone, en s’attachant au milieu de la nuit, quand Bilbao entre en scène, entreprend un striptease sur scène, où elle dévoile ses charmes affriolants aux spectateurs au front perlé de sueur. Étrangement, Bilbao annonce Schizophrenia (1983) de Gerald Kargl, qui suit un psychopathe libéré de prison après avoir purgé une longue peine pour un meurtre qu’il a commis sans mobile ni préméditation. Errant en ville, il retrouve le monde avec une seule idée en tête : tuer à nouveau. Dans Bilbao, on adopte le point de vue d’un homme, à l’aube de la quarantaine, qui n’a qu’une idée fixe, « s’emparer » de Bilbao, ramenée, rabaissée à l’état de « chose » comme il la qualifie lui-même, pour la posséder, pour qu’elle ne soit qu’à lui seul. Véritable choc de l’industrie cinématographique des années 70, Bilbao demeure encore aujourd’hui une expérience rare. Bigas Luna s’associe au chef opérateur Pedro Aznar, qu’il retrouvera sur Caniche, pour proposer aux spectateurs une plongée dans les méandres d’un esprit dérangé. Pendant 1h30, le monologue intérieur omniprésent, calme et réfléchi du personnage principal, tente de relativiser le côté injustifiable de ses actes et ne laisse aucune échappatoire aux spectateurs, pris malgré eux dans cette spirale infernale placée sous le signe du sexe et de la violence.


« Il n’y a que Bilbao qui m’intéresse. Elle a un truc que mes autres choses n’ont pas. »
Dans une Barcelone nocturne, un homme monomaniaque et fétichiste entreprend l’enlèvement d’une prostituée et entretient des rapports ambigus avec son amante âgée. Pitch simple, mais ô combien (dé)culotté en Espagne. Rétrospectivement, Bilbao est le premier volet de la « trilogie noire », centrée autour de personnages psychotiques joués par Àngel Jové dans les deux premiers. Décédé en 2023, le comédien a peu tourné pour le cinéma, mais sa carrière sera essentiellement marquée par ses collaborations avec Bigas Luna, qu’il retrouvera aussi pour Reborn (1981), le mythique Angoisse (1987) et Les Vies de Loulou (1990). Il n’y a quasiment aucun échange entre les personnages dans Bilbao, mais la voix d’Àngel Jové est de chaque instant. Bigas Luna colle au plus près de Leo, ne perd rien du fil de ses pensées, le public devenant de ce fait complice de son crime prémédité.


Sur le fond, Bilbao s’apparente à une vengeance personnelle de Bigas Luna envers la censure franquiste, le fascisme et la bourgeoisie, thèmes qui reviendront forcément dans la première partie de sa carrière. Tout dérange dans Bilbao, le fond et la forme, le malaise est constant, de chaque instant. Les relations entre l’étrange Leo et cette femme beaucoup plus vieille que lui, sont comme qui dirait imprégnées d’inceste, tandis que Leo en revient sans cesse à cette pulpeuse prostituée du Barrio Chino de Barcelone (l’équivalent de notre Pigalle ou du Quartier Rouge d’Amsterdam) que tout le monde appelle Bilbao (incarnée par Isabel Pisano, future reporter de guerre et compagne de Yasser Arafat). Bigas Luna décrit la personnalité de Leo avec l’oeil d’un entomologiste, comme s’il le regardait au microscope, y compris au cours de ses actions les plus quotidiennes (le lavage de dents notamment, réalisé de façon quasi-scientifique), avant d’entrer en apnée dans la psyché de cet homme, bien décidé à faire de Bilbao un objet de plus parmi ceux qui peuplent sa maison, comme ses petits films pornos amateurs.


Réservé à un public averti, Bilbao suit le protagoniste dans tous ses déplacements, sans arrêt. La caméra virtuose, aérienne, libre, capte la vitesse de ses déplacements, reflète ses états d’âme, également répercutés par un montage et une photo très noire qui mettent mal à l’aise, le tout étant constamment soutenu par la composition expérimentale d’Iceberg.


Bien avant Benny’s Video et Funny Games de Michael Haneke, immoral et troublant, Bilbao est une oeuvre glaçante, portée par l’incroyable Àngel Jové, dont le visage s’imprime définitivement dans nos mémoires. Si Bigas Luna n’arrivait pas à trouver de distributeur, un certain Marco Ferreri, subjugué par les premières images du film, allait permettre à son confrère espagnol d’aller présenter Bilbao sur la Croisette, où il fut projeté en avant-première. Le maître italien allait ensuite distribuer le film dans son pays et Bilbao allait enfin pouvoir être diffusé devant les yeux du monde entier par la suite…


LE COFFRET BLU-RAY + DVD + LIVRE
Cela faisait tellement longtemps qu’un éditeur ne s’était pas penché sur la filmographie de Bigas Luna ! Autant dire que nous sommes gâtés, puisqu’Artus Films propose un sublime coffret réunissant pas moins de trois long-métrages du réalisateur espagnol, Bilbao, Caniche et Lola, que nous chroniquerons un par un sur Homepopcorn. Les six disques, trois Blu-ray et trois DVD, reposent dans un Digipack conséquent constitué de quatre volets, glissé dans un fourreau cartonné, suprêmement élégant.

L’une des pièces-maîtresses de cette édition est un formidable et passionnant ouvrage intitulé Bigas Luna : La Période noire 1977-1987, conçu et écrit par le talentueux Maxime Lachaud. Le journaliste, essayiste, réalisateur et programmateur, auteur de Reflets dans un œil mort : Mondo movies et films de cannibales, Redneck movies : ruralité et dégénérescence dans le cinéma américain, ou bien encore Mondo movies : reflets dans un œil mort, propose un livre de près de cent pages, entièrement consacré à Bigas Luna, son parcours, ses obsessions, ses films bien entendu aussi. Nous trouvons aussi un entretien avec Santiago Fouz-Hernández, que nous retrouverons en interview sur chaque titre de ce coffret. Spécialiste de Bigas Luna, celui-ci dissèque son cinéma, explique pourquoi son œuvre est si importante dans l’histoire du cinéma espagnol, aborde les différentes périodes, ses influences (Goya, Bunuel, Dali), son amitié avec Marco Ferreri, la vision du corps, l’imagerie catholique dans son cinéma, son attirance pour l’hypnose et d’autres éléments. Une vraie et grande plongée dans l’oeuvre d’un cinéaste culte, dont on espère voir arriver les autres (et nombreux) films, encore manquants dans les bacs français. Vous avez désormais entre les mains, l’un des coffrets indispensables de cette année 2025, au même titre que tout ce qu’Artus Films avait fait précédemment autour d’Eloy de la Iglesia. Le menu principal pour Bilbao est fixe et musical.

Excellente initiative d’Artus Films, d’avoir rappelé l’excellent Eric Peretti, pour nous présenter chaque titre de ce coffret. Pour Bilbao (38’35), le programmateur au Lausanne Underground Film et Music Festival, ainsi qu’aux Hallucinations collectives de Lyon propose tout d’abord un portrait de Bigas Luna et retrace son parcours pour le moins original. Ses rencontres déterminantes, ses premiers pas au cinéma et tous les éléments qui mèneront Bigas Luna à réaliser ses premiers courts et son premier long-métrage sont ensuite passés en revue. Eric Peretti en vient à Bilbao, dont il analyse le fond et la forme. Les scènes cultes, le casting, les conditions de tournage, la découverte du film par Marco Ferreri (qui allait acheter les droits pour le distribuer en Italie), les motifs qui deviendront récurrents dans l’oeuvre du cinéaste, la sortie de Bilbao au cinéma sont aussi abordés par l’invité d’Artus Films.

Comme nous l’indiquions plus haut, nous trouvons une autre présentation du film, celle de Santiago Fouz-Hernández (12’). Le professeur d’études ibériques et cinématographiques à l’université de Durham au Royaume-Uni revient sur Bilbao (« un des films les plus révolutionnaires de son époque »), réalisé lors de la première année sans censure du septième art, après la disparition de Franco. Comment Bigas Luna a-t-il brisé tous les tabous ? Pourquoi Bilbao–Caniche–Angoisse forment-ils ce qu’on appelle la trilogie noire ? Malgré quelques redites, vous connaîtrez tout ce qu’il faut savoir sur Bilbao, ses conditions de tournage (réalisé parfois sans autorisation), les scènes cultes (celle du poisson et de la saucisse notamment), Santiago Fouz-Hernández indiquant également que Bilbao est un bon point d’entrée pour découvrir le cinéma de Bigas Luna.

L’interactivité se clôt sur une galerie de photos d’exploitation.
L’Image et le son
La propreté de la copie frappe d’emblée, et malgré quelques fourmillements constatables durant le générique d’ouverture, le grain (très appuyé avec un tournage en 16mm gonflé en 35mm) est joliment préservé et l’image trouve un équilibre dès la première scène. L’encodage AVC affermit les contrastes, le piqué est cependant aléatoire, la caméra virevoltante peut compter sur une compression de haute volée et les seuls tremblements qui demeurent ne sont dus qu’aux conditions des prises de vue. La palette chromatique est froide, quelques tons se révèlent surannés et la gestion des séquences sombres et nocturnes est solide.

Le mixage espagnol est disponible en Linear PCM 2.0. Les ambiances sont riches et précises, malgré un bruit de fond constant et ce du début à la fin. L’ensemble est propre, les pensées de Leo sont claires et nettes, tout comme la musique lancinante.


Crédits images : © Artus Films / Captures Blu-ray : Franck Brissard pour Homepopcorn.fr
