Test Blu-ray / L’Oeuf du serpent, réalisé par Ingmar Bergman

L’OEUF DU SERPENT (The Serpent’s Egg) réalisé par Ingmar Bergman, disponible en Combo Blu-ray + DVD le 5 octobre 2021 chez Rimini Editions.

Acteurs : Liv Ullmann, David Carradine, Gert Fröbe, Heinz Bennent, Glynn Turman, James Whitmore…

Scénario : Ingmar Bergman

Photographie : Sven Nykvist

Musique : Rolf A. Wilhelm

Durée : 1h55

Année de sortie : 1977

LE FILM

Berlin, 1923, Abel Rosenberg se sent triplement étranger puisqu’il est juif, américain et chômeur. Alors qu’il se perd dans l’alcool, il découvre le corps de son frère Max, suicidé d’une balle dans la bouche. Interrogé par le commissaire, il a l’intuition qu’on le soupçonne de plusieurs meurtres perpétrés dans le quartier. Il se réfugie auprès de Manuela, ancienne compagne de son frère qui joue un numéro dans un cabaret des bas-fonds. Ensemble, ils font une rencontre perfide et s’égarent dans la peur, menacés par un mal innommable qui « tel un œuf de serpent, laisse apparaître à travers sa fine coquille la formation du parfait reptile. »

Avec les années, les admirateurs du réalisateur suédois Ingmar Bergman (1918-2007) n’ont eu de cesse de réévaluer L’Oeuf du serpent The Serpent’s Egg(1977). Classique pourtant méconnu, doté d’un budget colossal servi par son ami Dino De Laurentiis, de décors faramineux et de nombreux figurants, cet opus se situe alors entre Face à face Ansikte mot ansikte et Sonate d’automne Höstsonaten, avant que le cinéaste délaisse petit à petit le cinéma pour la télévision. L’Oeuf du Serpent est une véritable superproduction MGM européenne mettant en scène la muse du cinéaste Liv Ullmann et David Carradine (après la défection de Dustin Hoffman) dans l’un de ses rôles les plus marquants. Si cet opus est inhabituel pour Ingmar Bergman, entre autres son seul film tourné quasi-intégralement en langue anglaise (ce qu’il avait refusé jusqu’à présent), il n’en demeure pas moins passionnant et prenant, ouvertement politique puisque le metteur en scène y évoque une Allemagne troublée et lessivée, avec la montée de l’antisémitisme en filigrane. D’une admirable richesse visuelle et proche de l’univers de Rainer Werner Fassbinder (qui reprendra le décor principal pour son fabuleux Berlin Alexanderplatz), L’Oeuf du Serpent est un film sur la peur, le vide et la psychose, thèmes fondamentaux de l’œuvre « bergmanienne ». Un grand film à redécouvrir et à réhabiliter.

L’action se déroule à Berlin, entre le 3 et le 11 novembre 1923, en pleine période d’hyperinflation sous la république de Weimar, marquée par le chômage, la misère, le désarroi et les atrocités. Abel Rosenberg (David Carradine) est un ancien trapéziste juif venu d’Amérique, il vit avec son frère, divorcé de Manuela (Liv Ullmann) après leur émigration en Allemagne. Un soir, rentrant ivre, il découvre le corps de Max, mort par suicide d’une balle dans la bouche. Plus déboussolé qu’il ne l’était, il se met à boire de plus en plus. Puis il fait rapidement la connaissance, durant l’interrogatoire suivant la mort de son frère, du commissaire Bauer (Gert Fröbe), avant de se mettre à la recherche de l’ex-femme du défunt. Il se retrouve ainsi au cabaret La Mule Bleue où travaille cette dernière, elle aussi ex-acrobate. Dans cette ambiance lugubre, il croise un « ami » d’enfance Hans Vergerus (Heinz Bennent), dont il n’a visiblement pas de bons souvenirs. Abel, continue de boire et échoue le soir même chez Manuela qui l’accueille à bras ouverts. Dès le lendemain, ils prévoient de ne plus se séparer afin de lutter ensemble contre ce quotidien de plus en plus difficile. L’ex belle-sœur semble vivre sans trop de problèmes, mais doit partir dès le matin en prétendant devoir aller travailler. Le jour même dans une ambiance assez mystérieuse Abel est mené à la morgue afin d’identifier une série de cadavres. Le héros ne décèle pas bien le but de cette mobilisation, et, se rappelant une question de l’inspecteur Bauer (qui montre pourtant un profil rassurant et même valeureux) faite la veille : « Êtes-vous juif ? », est soudainement pris de paranoïa et tente de fuir. Mis en geôle, la bienveillante Manuela vint le faire sortir avec le consentement de l’inspecteur. Abel trouve un travail aux archives et Manuela à la lingerie de l’hôpital où exerce Hans. Un jour, un des responsables des archives avoue à Abel l’existence d’expériences classées « top-secrètes » effectuées sur des êtres humains par le professeur Vergerus.

L’Oeuf du Serpent est le film de l’exil pour Ingmar Bergman, ayant quitté la Suède pour Munich en raison de poursuites pour fraudes fiscales. Considéré comme maudit, ce film est certes étrange dans la filmographie du cinéaste, mais s’avère un grand film policier schizophrénique dans lequel David Carradine trouve indubitablement un de ses personnages les plus atypiques. C’est aussi une reconstitution fastueuse du Berlin des années 20, à la photo proche de l’expressionnisme allemand (véritable hommage à Fritz Lang), qui s’insère dans la thématique de son auteur lorsque le film traite de la destruction mentale de deux êtres humains. Si L’Oeuf du Serpent détonne dans la carrière d’Ingmar Bergman, ne serait-ce que par l’usage de la langue de Shakespeare, même si Le Lien Beröringen (1971) était déjà partiellement tourné en anglais, le récit est sans cesse captivant. Le réalisateur filme une ville quasiment déshumanisée, comptant de multiples barreaux et grilles renvoyant aux dédales psychologiques des personnages qui finissent par s’y abandonner. Vivant une nouvelle période troublée, qui l’atteint également physiquement, le cinéaste luttant alors contre l’angoisse et accumulant les dépressions nerveuses, livre ici tout son mal-être.

The Serpent’s Egg est l’antépénultième collaboration entre Ingmar Bergman et Liv Ullmann, qui aura démarré en 1966 avec l’extraordinaire Persona, pour se terminer en 2003 avec Sarabande. La comédienne, compagne du réalisateur et mère d’une de ses filles, précédemment à l’affiche de L’Heure du loup Vargtimmen (1968), La Honte Skammen (1968), Une passion En Passion (1969), Cris et Chuchotements Viskningar och rop (1972), Scènes de la vie conjugale Scener ur ett äktenskap (1974) et de Face à face Ansikte mot ansikte (1976) ne gardera pas un très bon souvenir de L’Oeuf du serpent et estimera toujours que le cinéaste, alors doté du plus gros budget de sa carrière, aura mis de côté la psychologie des personnages, au profit du poids imposant des décors et de la reconstitution historique du Berlin des années 1920. Des éléments techniques qui selon elle auront pris le pas sur la direction d’acteurs. Même Ingmar Bergman lui-même aurait mal vécu avec ce film, avant de le revoir et de l’apprécier finalement au début des années 2000, peu de temps avant sa mort.

Les images sont glaçantes, le générique d’ouverture alterne à la fois les credits sur une musique joyeuse jazz typique des années folles, avec les images aux teintes décolorées d’individus marchant au ralentis, le regard bas, résignés. L’Oeuf du serpent est un film où la mort est omniprésente, à l’instar d’une des premières séquences où Abel découvre que son frère s’est suicidé d’une balle dans la bouche. La caméra est éloignée, mais capture à la fois le corps de Max comme qui dirait cloué au mur de sa chambre, et Abel, paralysé sur le pas de la porte. Les cabarets décadents attirent le chaland comme des mouches, les numéros vulgaires font siffler les clients éméchés, les verres teintent ou se brisent par terre. Car l’alcool coule à flots dans The Serpent’s egg. D’ailleurs, Abel cherche comme qui dirait à se noyer dans les liquides ambrés et le schnaps, qui le réchauffent, le réconfortent, l’aident à dormir ou le rapprochent progressivement du trépas. Les journées défilent et se ressemblent, suintant la peur jusque sur les murs moisis. Une menace sourde se fait ressentir, la rumeur enfle, les affrontements violents et sanglants entre extrémistes sont inévitables et vident les rues au pavé mouillé. Les habitants de Berlin paraissent n’avoir qu’un passé, pas de présent et encore moins un avenir. L’oeuf du serpent c’est un « conte de la folie ordinaire », où l’homme a entrepris sa déshumanisation, se rue sur un cheval mort et étalé sur un trottoir, pour le dépecer et tenter d’y extraire un morceau de barbaque à main nue. Les appartements insalubres sont piégés pour que leurs habitants puissent y être analysés, puisqu’ils sont également devenus le fruit d’expériences insoupçonnées. Certains acceptent d’y participer volontairement, car « ils feraient n’importe quoi pour de l’argent ou un repas ».

Le final de The Serpent’s egg fait froid dans le dos. Un savant fou, blond aux yeux bleus forcément, annonce à Abel ce que sera l’Allemagne « de demain », comme une prophétie. Selon lui, Adolf Hitler n’aura pas conscience de ce qu’il va engendrer et sera balayé comme un fétu de paille dans la tempête. Le grand changement viendra de la génération d’après, car à la haine héritée de leurs parents, leurs enfants ajouteront leur idéalisme et leur impatience. « Une figure se lèvera et formulera leurs désirs, leur promettra un avenir, posera des exigences, leur parlera de grandeur et de sacrifice. Dans dix ans pas plus. Le monde sera mis à bas par le feu et le sang. Les gens créeront une nouvelle société sans précédent historique, réalisée à partir de l’être humain entièrement remodelé sur ses éléments de base. L’homme est une anomalie, une perversion de la nature ». A ce discours ahurissant, l’homme ajoute « Comme un œuf de serpent, sous la fine membrane, on discerne clairement le déjà parfait reptile », réplique tirée ou tout du moins inspirée par une tirade de Brutus dans Jules César de Shakespeare. Avant d’avaler du cyanure et d’admirer son trépas dans un miroir. Mais si l’inspecteur Bauer (parfait Gert Fröbe) tente de rassurer Abel en lui indiquant que le coup d’état manqué d’Hitler à Munich prouve que celui-ci avait sans doute « sous-estimé la force de la démocratie allemande », les graines du nazisme ont déjà été semées dans le terreau infertile de la République de Weimar.

Alors qu’Ingmar Bergman perd les spectateurs comme ses personnages principaux, dans le dédale des sombres rues berlinoises, il les rattrapent d’un coup au cours de ce dernier acte en tout point époustouflant, qui se déroule dans un décor lumineux, quasi-fantastique, où trône un assassin méthodique et patient. S’il disposait de moyens colossaux, Ingmar Bergman n’a pas mis ses intentions et ses obsessions de côté et livre un film tout autant personnel que ses précédents longs-métrages. C’est à la fois terrifiant, oppressant et sublime.

LE COMBO BLU-RAY + DVD

L’Oeuf du serpent a tout d’abord été proposé en DVD en 2005 chez MGM, dans une édition vide de suppléments. Puis, quatre ans plus tard, le film d’Ingmar Bergman faisait son retour dans les bacs chez Carlotta Films dans une édition Collector et dans un nouveau master restauré. Octobre 2021, The Serpent’s Egg apparaît pour la première fois en HD en France sous les couleurs de Rimini Editions. Ce Combo Blu-ray + DVD se présente sous la forme d’un Digipack à deux volets, la sérigraphie des deux disques étant identique et l’ensemble glissé dans un fourreau cartonné. Le menu principal est animé et musical. N’oublions pas le livret de huit pages, intitulé L’Enfer est à lui, écrit par Jean-Pascal Mattei.

Dommage que l’éditeur n’ait pas pu reprendre le documentaire rétrospectif disponible sur l’ancienne édition DVD Carlotta. Toutefois, Rimini ne vient pas les mains vides, loin de là, et propose deux formidables et denses entretiens.

La première intervention est celle de l’historien et critique Bernard Eisenschitz (40’). C’est ici que vous apprendrez TOUT ce que vous vouliez savoir sur L’Oeuf du serpent. Le film est replacé dans l’oeuvre d’Ingmar Bergman, ses thèmes analysés sous tous les angles, ses conditions de tournage dévoilées, sa genèse – liée à la situation personnelle du cinéaste – disséquée, avant que certaines séquences de The Serpent’s Egg soient analysées. Seule erreur constatée, quand Bernard Eisenschitz indique qu’il s’agit de la dernière association entre Ingmar Bergman avec Liv Ullmann, puisque les deux se retrouveront dès l’année suivante pour Sonate d’automne. Les partis-pris de la photographie sont abordés, le casting évoqué, le critique pointant justement la ressemblance frappante entre David Carradine et Max Von Sidow, mais aussi avec le jeune Ingmar Bergman.

C’est une spécialité chez Rimini Editions que personnellement nous adorons chez Homepopcorn.fr. L’éditeur est allé à la rencontre d’un historien, en l’occurrence ici un spécialiste de la Première Guerre mondiale, Nicolas Beaupré (35’). Le professeur d’histoire à l’Ennsib – l’école nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Lyon), doctorant et post-doctorant au Centre Marc-Bloch à Berlin, au CNRS et à l’Institut historique allemand de Paris nous parle essentiellement de la situation de l’Allemagne en 1923, année où se situe l’intrigue de L’Oeuf du serpent. Une petite leçon d’histoire ne fait pas de mal, surtout en compagnie d’un intervenant si sympathique, qui en profite pour donner son avis sur le film. Même si nous ne sommes pas certains de nous souvenir de tout ce qui est avancé ici, on en ressort forcément moins bêtes et un petit rafraîchissement ne fait pas de mal.

L’interactivité se clôt sur la bande-annonce.

L’Image et le son

Rimini Editions livre un master HD qui surpasse la précédente édition DVD Carlotta, déjà bien restaurée. Aucun défaut constaté, pas de défauts techniques, l’ensemble est merveilleusement dépoussiéré, dehors les scories ! Superbe travail de restauration et surtout, nous pouvons enfin bénéficier de L’Oeuf du serpent en 16/9, indisponible encore en 2009. Le film d’Ingmar Bergman est proposé dans son format 1.66 respecté. L’image est impressionnante de netteté et met en valeur la photographie contrastée de Sven Nykvist, avec qui le cinéaste a collaboré près d’une vingtaine de vingt fois dans sa carrière. The Serpent’s Egg se déroule principalement de nuit, divinement rendue avec des noirs profonds. Les anciens fourmillements constatés sur les arrières-plans, ainsi qu’une texture argentique hasardeuse dans les séquences sombres ont ici complètement disparu. Oublions le voile grumeleux et les artefacts de compression, tout est ici rectifié, les plans rapprochés sont nets et précis et les couleurs du cabaret sont chatoyantes à souhait. En bref, il s’agit de la plus belle édition du film à ce jour.

La version originale se révèle supérieure à la version française bien que cette dernière demeure fort appréciable et suffisamment dynamique malgré un son plus couvert. La version anglaise (avec un peu d’allemand) est accompagnée d’un petit souffle tout en conservant le naturel du mixage, la musique jazz du début du film étant percutante et ardente. La voix-off d’ouverture et de clôture est néanmoins très grave et contraste avec l’ensemble du mixage. Si votre choix s’est porté sur la langue de Molière, les dialogues y seront mis à l’avant au détriment des ambiances nettement plus atténuées mais le doublage est particulièrement réussi. Quelques séquences de L’Oeuf du Serpent se déroulent dans un cabaret où les numéros musicaux se succèdent et s’avèrent être mieux servis par la version originale que par la version française qui sature sensiblement.

Crédits images : © Rimini Editions / Orion Pictures Corporation / Captures Blu-ray : Franck Brissard pour Homepopcorn.fr

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